Dictionnaire de poétique de C. Labre et P. Soler (Cécilia Suzzoni)

Dictionnaire de poétique. Des modernes aux anciens,
par Chantal Labre et Patrice Soler

Avec une préface de Pascal Quignard

Paris, Armand Colin, 2012

« Chantal Labre et Patrice Soler ont édifié un magnifique Dictionnaire de Poétique », avertit Pascal Quignard dans sa belle préface à l’ouvrage de nos deux collègues.

Quelle belle initiative, et quelle heureuse réussite en effet que ce Dictionnaire : il vient à point nommé nous rappeler combien « La poétique antique en héritage » reste plus que jamais pour les modernes que nous sommes, non seulement cette courroie de transmission sans laquelle seraient illisibles les œuvres d’un patrimoine littéraire dans lequel puisent toujours, légitimement, les programmes des examens et concours, mais aussi, comment, à travers les brouillages et subversions propres à l’esthétique de l’œuvre moderne, résistent des « invariants toujours opératoires ». Le servus currens de Plaute, à l’instar du loup de la fable, « court encore » sur la scène du théâtre moderne, la plainte élégiaque d’Ovide, depuis Du Bellay, n’en finit pas de « diffuser » ses accents dans la poésie moderne, dont elle reste l’incontournable matrice, le parasite de Lucien fait entendre ses géniaux paradoxes dans la bouche du Neveu de Rameau qui, de son côté, s’amuse à subvertir la sagesse comique d’Érasme ! Exemples parmi d’autres, bien sûr, de cette imprégnation, « espace de résonance », qui touche tous les grands genres et d’une manière générale cette rhétorique littéraire dont le poète Michel Deguy rappelle combien elle reste « la scène primordiale de la littérature ». À lire le riche enseignement d’entrées aussi fructueuses que celles de Tragédie, Récit de voyage ou Roman (comique, épique, initiatique, pastoral, romanesque), il est proprement impressionnant de vérifier comment s’enracine pour toujours dans les notions de la Poétique d’Aristote, dans ces concepts de mimèsis et de poièsis, tout ce que nous désignons encore aujourd’hui par les opérations de la mise en fiction; et de méditer ce que notre roman moderne, dans sa prodigieuse boulimie, doit à la fécondité du roman grec et du roman latin, eux-mêmes déjà membra disjecta des genres canoniques de l’Antiquité.

La grande originalité, subtile et avertie, de ce dictionnaire est qu’il n’est pas prisonnier d’une acception fadement, étroitement technique de la poétique ; il évite ainsi le risque de la voir « tourner au démontage d’un meccano, ce que n’a jamais été la Poétique d’Aristote », rappellent opportunément les auteurs dans leur avant-propos. À aucun moment il ne s’apparente à un geste superficiel d’érudition morte. Le principe de sa composition « sélective », fidèle à son souci d’éviter dogmatisme et définitions en forme de carcan, est la promesse, tenue, d’un parcours tout à la fois savant et savoureux dans « la plasticité essentielle et infinie de la parole ». Et c’est un grand plaisir de voir comment la disponibilité structurale des formes inventoriées fait surgir un sens nouveau, qui, pour aller « à rebours des grandes formes classiques », n’en garde pas moins leur trace. Sa première partie, Notices et essais, ne propose pas de « fiches », mais chaque notice, après avoir fait le point sur l’entrée notionnelle, est suivie d’un essai qui montre à l’œuvre, dans l’œuvre, les riches avatars de son devenir, d’hier à aujourd’hui. Une deuxième partie, Anthologie, que pour notre part nous aurions aimée plus étoffée, tellement elle est juste dans ses entrées et éclairante dans l’exemplarité de la démonstration, « met en regard texte français et texte latin ou grec traduit ». Un index enfin donne une brève définition des notions latines et grecques utilisées : occasion là encore de prendre la mesure de ce que notre vocabulaire critique doit à la rhétorique antique.

L’ouvrage de nos collègues n’a pas seulement l’excellent mérite de rappeler, avec Marc Fumaroli, notre Maître en rhétorique, que « l’espace littéraire est une gens qui a besoin d’ancêtres et de parents », ou, avec Pascal Quignard, que la littérature est « ce libre jeu qui fait des identités vivantes avec des identités mortes ». En faisant la part belle et ambitieuse à des entrées comme Dialogue, Éloge, Lettre, Maxime, cette « écriture à l’oreille » avide de « célébration », de « commerce » et de « conférence », il montre que cet héritage antique avait à cœur une exigence non contradictoire d’éthique et d’esthétique littéraire. Notre modernité, qui ne se donne plus le ridicule naïf et anachronique de la tabula rasa, sait bien que la vertu de contestation, inséparable de la chose littéraire, si elle veut rester active et féconde, va de pair avec la vertu d’admiration. Chantal Labre et Patrice Soler ont « parié sur la réalité d’un héritage qui, volens nolens, accepté ou refusé, nous précède ou nous rattrape ». Puisse ce beau dictionnaire, dont la vocation est de s’adresser d’abord à des étudiants et à des enseignants, être l’occasion de revisiter avec enthousiasme et ferveur un héritage dont l’étonnante survie est le gage même de sa décisive autorité.

Cécilia Suzzoni

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