Les derniers historiens païens : une recension de « L’Histoire Auguste » par C. Suzzoni

Cliquez ici pour accéder à la présentation sur le site de l’éditeur. La recension de cet ouvrage par Cécilia Suzzoni a paru dans le numéro de mars 2023 de la revue Esprit.

                  Nous installant au  cœur de l’Empire, dans la tourmente du  « Grand basculement » qui a vu « notre monde devenir chrétien »[1], ce volume  aurait pu, en effet, s’intituler « Les derniers historiens païens ». Stéphane Ratti, Professeur des Universités, offre à la prestigieuse collection de la Pléiade la somme considérable  de ses travaux antérieurs. Nous sommes dans l’Antiquité tardive, cette période souvent mal connue des non spécialistes, qui a vu, de Constantin à Théodose, le triomphe définitif du christianisme sur le monde païen,  après le court intermède de Julien, dernier empereur à avoir  magnifiquement illustré les  derniers feux d’un paganisme auquel les centaines de  pages de ce volume rendent un hommage puissant. La parfaite érudition de cet opus ( merveilleuse acribie des Notices, Notes, Index, richesse d’une  Bibliographie qui fait aller de pair Histoire, Culture, Fiction, Géographie) viendra combler la curiosité informée des antiquisants ; mais l’enquête historiographique, menée avec l’engagement subjectif du chercheur, séduira nombre de lecteurs moins savants qui découvriront ou redécouvriront avec de nouvelles lunettes la saga de l’Empire romain à un moment où, justement, il est pathétiquement proche de sa chute. Car nous dit l’Introduction, qui à elle seule fraie déjà un remarquable chemin de clarté au lecteur, « les historiens réunis dans ce volume sont tous païens ». Pour autant, leurs ouvrages, écrits  entre 360 et 394[2], sous les empereurs chrétiens, Constance II ( 337-361), Valens ( 364- 378) et Théodose  (379-395), leur sont souvent dédicacés ; c’est que, à ces auteurs « qui appartiennent tous à l’élite intellectuelle et politique de leur temps » et sont « nourris de la paideia antique », « de belles carrières étaient encore ouvertes » ; les princes chrétiens ne pouvaient donc se passer de leurs services, et de leur côté, « ils avaient la lucidité nécessaire pour comprendre jusqu’où ils pouvaient aller dans leur éloge du passé ». De fait, c’est dans « leur apparente neutralité religieuse, leur silence sur les persécutions ou sur les mesures religieuses des empereurs chrétiens » que réside « un critère pour  identifier leurs oeuvres comme  païennes ». Affirmations  qui ouvrent, comme autant de féconds paradoxes,  le champ des questions abordées par Stéphane Ratti, s’agissant en particulier du recueil le plus ambitieux et le plus énigmatique, Histoire Auguste, enfin rendu  à « son véritable auteur ».

          Nous laissons au lecteur le plaisir de suivre, de rebondissement en rebondissement, d’indice en indice –il arrive que la recherche quand elle s’écrit avec bonheur et passion ressemble à une haletante enquête policière- la trame d’un fructueux dialogue, philologique et archéologique, des sources, au terme de laquelle est dévoilée l’identité de l’auteur, ce Nicomaque Flavien senior, affilié à l’illustre famille des Symmaques ; grand lettré, passionné de la chose publique, il fut le deuxième personnage de l’Empire théodosien ; mais pour avoir finalement choisi le camp païen  conduit par l’usurpateur Eugène, il se suicide en 394, après la victoire de l’empereur légitime Théodose lors de la fameuse bataille de la Rivière Froide.  La rédaction de cette Histoire des empereurs romains se situerait donc, non pas au début du IV siècle, mais « très certainement à l’extrême fin du IV siècle, entre 392 et 394 »[3] : dès lors Histoire Auguste, avec ses sept livres, ses six pseudonymes,  revêt l’aspect d’une « vaste entreprise de mystification, une des plus extraordinaires de toute la littérature occidentale », riche, on le verra,  en promesses littéraires. Nous sommes invités à suivre  les traces, cryptées, d’un dialogue polémique avec les chrétiens devenus dominants. Reste à se demander pourquoi cette Histoire Auguste, en particulier, est enfin de compte si peu éclairante sur cette polémique. Aucune de ces œuvres ne constitue en soi « un document religieux ». Mais les Notes éclairent, parfois jusqu’à la surdétermination, nous semble-t-il,  le souci de Nicomaque de faire comprendre à des contemporains complices et informés les piques antichrétiennes qui parsèment son ouvrage. En somme, Nicomaque avance « masqué », mais en montrant son masque du doigt…   D’une manière plus générale, et d’un auteur  à l’autre, c’est surtout l’abandon progressif par les princes chrétiens d’une urbanitas païenne et  de ses  raffinements qui est incriminé : théâtre, jeux de cirque, ainsi que celui des cultes civiques rendus aux dieux (pratique des Haruspices, lecture et consultation des Livres sibyllins). Même si le souci prioritaire de Stéphane Ratti reste, contre la critique anglo-saxonne, de souligner « l’ambiance antichrétienne » qui caractérise tel ou tel passage de son corpus, il peut conclure, à l’occasion d’une réflexion sur l’axiologie comparée des chrétiens et des païens en matière de morale sexuelle, « L’Histoire Auguste est moins un pamphlet antichrétien qu’un appel à la tolérance religieuse au nom d’une axiologie pacifique partagée ». D’autant qu’en filigrane apparaît, à l’occasion de l’accent mis sur l’intérêt grandissant pour les cultes  orientaux cette avancée d’un « second paganisme », moins soucieux de rituel formaliste, davantage teinté de mysticisme, comme on le voit avec l’empereur Julien dont le  culte du soleil  s’apparente à un « hénothéisme ».

         Le lecteur sera surtout sensible à l’hommage rendu, sous différentes formes, à cette paideia antique, gréco- romaine, cette sagesse hellénique faite d’équilibre et de mesure  que les chrétiens eux-mêmes, les Pères de l’église, en particulier, hommes cultivés, avaient d’ailleurs  intégrée à leur croyance. Dans l’ensemble du corpus affleure l’admiration pour les études et les arts libéraux, l’amour de la rhétorique et de l’éloquence ; cet  immense respect  pour la culture est opposée à « l’ignorance linguistique du barbare ».  D’où l’hommage appuyé rendu à ces hautes figures d’empereurs, Trajan, Hadrien, Marc Aurèle, Alexandre Sévère, Aurélien,   modèles, après Auguste, de l’optimus princeps, auréolées de surcroit de cette civilitas et de  cette  felicitas que leur vaut leur piété. La culture du livre garantit la dignitas d’un  pouvoir impérial dont est célébrée la moderatio. Car un des points forts de l’unité idéologique, prosénatoriale,  de ces textes est bien, outre la foi en une Rome éternelle dont il faut « relever le nom » et célébrer les victoires, l’indignation de voir la classe des sénateurs de plus en plus affaiblie, humiliée par les « princes soldats » ; avec la lutte contre les barbares, les violences dues aux querelles dynastiques, l’extension à l’est de l’Empire, s’effondre l’autocentrisme romain. L’antienne « plus rien n’est à sa place » dit cette nostalgie pour l’ordre perdu  des anciennes hiérarchies.

         Mais ce qui fait, à notre sens, l’intérêt le plus original du volume  est la réflexion de Stéphane Ratti, à propos de  l’Histoire Auguste, sur la spécificité de cette historiographie païenne: un  « exercice de style personnel »,  au croisement de l’histoire et de la fiction, qui revendique aussi bien une approche annalistique, tacitéenne,  qu’une approche biographique, suétonienne : de fait, Histoire Auguste oscille entre l’enquête historique, la fidélité aux sources, le souci « des faits, non de la littérature », le dédain affiché du style, et la multiplication des faux documents, inventions, digressions amusantes ;  comme si le renoncement forcé à vanter les mérites du paganisme trouvait chez Nicomaque Flavien senior sa compensation dans  un jeu tout à la fois savant et ludique avec les sources. Même si les références à Nietzsche ou à nos théories modernes du « mentir vrai », mobilisées pour légitimer la réhabilitation littéraire de ce corpus, nous paraissent par endroits  intempestives, cette « solution littéraire à une impasse politique » autorise une historiographie « incarnée » ; d’autant que, différence évidemment avec notre conception moderne de l’histoire, la vita et les mores de chacun de ces dizaines d’empereurs permet l’intrusion d’une foule de détails qui raviront la curiosité de l’amateur antiquisant ; qu’il s’agisse, de la théâtralisation de la mort du méchant empereur  (Héliogabale, entre autres),  de l’éros ou des pathologies  du pouvoir absolu, des intrigues de palais, du rôle joué par les femmes ( on sera en particulier sensible à l’hommage  rendu à la reine de Palmyre, Zénobie,  exhibée lors du triomphe d’Aurélien, dite  « plus romaine que Gallien ») ; ou des rappels fort utiles des  mesures concrètes prises par tel ou tel empereur concernant les domaines administratif et économique ( fiscalité, gestion du patrimoine familial,   lutte contre les prévarications des gouverneurs de provinces). C’est finalement le charme profond, neuf d’une  alliance entre savoir et saveur  (au carrefour de leur étymologie, aurait dit Barthes) que Stéphane Ratti nous invite à retrouver  dans ce corpus païen magistralement traduit, ou encore ce que le même Barthes  célébrait justement  dans sa lecture de La sorcière de Michelet : « La duplicité féconde d’un texte qui est à la fois Histoire et Roman » »[4].

Cécilia Suzzoni.


[1] Paul Veyne, Quand notre monde et devenu chrétien (312-394), Paris, Albin Michel, 2007.

[2]Aurelius Victor, Histoire abrégée des empereurs romains d’Auguste à Constance II, rédigé entre 359 et 360.

Eutrope, Abrégé d’histoire romaine, de Romulus  jusqu’à Jovien (plus de cinquante empereurs !), rédigé  en 370.

Festus, Tableau des victoires du peuple romain, en particulier,  «  vrai sujet du livre », l’expansion de Rome à l’est et le récit des  victoires  contre les Perses. L’ouvrage est  écrit à la demande de l’empereur Valens, et lui est dédicacé.

Histoire Auguste, d’Hadrien à l’avènement de Dioclétien. La chronologie, reconstituée,  de la rédaction, conduit à la placer «  immédiatement antérieure à la bataille de Frigidus » (394).

Vies et mœurs des empereurs depuis César Auguste jusqu’ à Théodose ( par convention Épitome), ouvrage anonyme,   rédigé après 388, et avant 408 : «  l’ouvrage serait la dernière des œuvres historiographiques en langue latine de l’Antiquité tardive ayant pour sujet l’histoire romaine ».

Trois poèmes contre les païens  (avec le texte latin), «  tous trois datent de la fin du IVe siècle, et sont anonymes ».  Le premier, le Carmen contra paganos,  prendrait pour cible Flavien Nicomaque senior, auteur de l’Histoire Auguste, et aurait été écrit  peu de temps avant sa mort au Frigidus, en 392.  

[3] D’où la part, inédite,  faite aux  usurpateurs, les Trente tyrans, hommage indirect, pour certains d’entre eux,  aux «  vaincus de l’histoire » ?

[4] Roland Barthes, «  La sorcière », dans Essais critiques, Paris, Seuil, 1964, p. 112.

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