Le latin pour les sciences

Par Olivier REY, mathématicien et philosophe, membre de l’Institut d’histoire et de philosophie des sciences et des techniques (CNRS / Université Paris 1).


Depuis des décennies, innombrables ont été les alertes quant au devenir du système scolaire
français qui, après avoir été l’un des meilleurs du monde, se délite année après année. On
mesure, au passage, la puissance dans notre monde de la statistique : ce que les réflexions les
plus sensées n’avaient pu obtenir, renvoyées qu’elles étaient aux prétendus tropismes
réactionnaires de leurs auteurs, les enquêtes PISA (programme international pour le suivi des
acquis des élèves) de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement
économiques), avec tous leurs défauts, y sont parvenues – à savoir faire reconnaître le piètre
niveau des écoliers, collégiens et lycéens français. Le plus inquiétant étant, outre ce piètre
niveau, le fait qu’il ne cesse de se dégrader.
La baisse a été particulièrement marquée, ces derniers temps, en mathématiques. D’où les
mesures imaginées pour essayer de redresser la situation, comme l’adoption de la méthode dite de Singapour. Cette méthode est effectivement très bonne. Je mentionnerai, au passage, mon étonnement, lorsque je me suis penché sur cette méthode, de découvrir que ma mère institutrice a durant toute sa carrière appliqué une méthode très similaire ; méthode qui lui avait été transmise pas son premier directeur d’école, dans les années 1950, qui lui-même l’avait apprise à l’École normale d’instituteurs dans les années 1930. Mais comme il est impossible d’admettre que, dans quelque domaine que ce soit, nos prédécesseurs aient pu faire mieux que nous, mieux vaut aller chercher l’inspiration à Singapour que dans le passé.
Comme je l’ai dit, cette méthode est bonne, et c’est donc une idée judicieuse que de la
préconiser. Cela étant, aux améliorations que l’on est en droit d’attendre de son application, il
faut anticiper certaines limites. En effet, au stade où nous en sommes, les difficultés en
mathématiques ne ressortissent pas seulement aux mathématiques, elles tiennent aussi aux
difficultés dans la maîtrise de la langue. Tout le monde a entendu parler de la conférence de
Charles Percy Snow, prononcée en 1959 à Cambridge et intitulée « Les deux cultures » –
culture littéraire d’un côté, culture scientifique de l’autre1. Dans cette conférence, Snow
reproche très mollement aux scientifiques leur inculture littéraire, et très sévèrement aux
littéraires leur inculture scientifique. Pour montrer l’abîme d’ignorance où croupissent ces
derniers, Snow avance que la grande majorité des personnes dites hautement cultivées, en raison de leur culture littéraire, seraient incapables de répondre à la question « Qu’entendez-vous par masse, ou accélération ? », ignorance scientifique qui serait selon lui l’équivalent, dans le domaine littéraire, à ne pas même savoir lire. Ici, Snow s’égare complètement. Car si l’on peut savoir lire, et ne pas savoir que l’accélération est la dérivée seconde de la position par rapport au temps, la réciproque est fausse : l’écriture et la lecture sont des préalables à la science.
Une maîtrise correcte de la langue est nécessaire pour comprendre les questions de nature
scientifique. Elle est plus nécessaire encore pour y répondre. Ainsi, un raisonnement
mathématique n’est pas une suite d’opérations et de formules, mais un discours où prennent
place opérations et formules. Selon la méthode de Singapour déjà évoquée, il ne s’agit pas
seulement de donner, à une question, une réponse juste, il faut également expliquer le
cheminement suivi pour y parvenir. Ce qui est à produire n’est pas seulement un résultat, mais
le raisonnement qui y conduit – un raisonnement qui s’inscrit dans un ordre discursif, qui est
donc le premier à devoir être maîtrisé.
Or, il ressort de l’enquête PISA que les résultats en compréhension de l’écrit sont encore
plus mauvais qu’en mathématiques. De là que des changements dans la façon d’enseigner les
mathématiques, pour opportuns qu’ils puissent être, ne sauraient accomplir à eux seuls de
miracles. À la base, il y a la langue. Et, notons-le, il ne s’agit pas seulement de parler, mais
d’appréhender convenablement la façon dont les mots s’articulent entre eux, la logique de leur
ordonnancement. Autrement dit, ce qui relève de la grammaire. La grammaire, aujourd’hui, est
un terme très galvaudé, employé en une multitude de circonstances étranges. Ainsi entend-on
parler, sur la scène politique, de la grammaire internationale, de la grammaire des relations entre l’administration et les citoyens, de la grammaire d’un modèle social rénové, de la grammaire de la souveraineté, de la grammaire des affaires, d’une grammaire du bien commun, d’une grammaire de la paix à réinventer, d’une nouvelle grammaire de confiance et de sécurité, et j’arrête là mon énumération qui pourrait être aussi longue que le catalogue des vaisseaux grecs dans l’Iliade. Après l’incendie de Notre-Dame, j’ai appris qu’en vue de la restauration de la cathédrale, le monde de la recherche s’était mobilisé, avec la constitution de huit groupes de
travail dont l’un, nommé groupe « Émotions/mobilisations », se propose d’étudier « la
grammaire de la catastrophe patrimoniale ». Comme on voit, à l’heure actuelle, la grammaire
se répand partout mais, en envahissant le monde, elle a déserté les salles de classe. Que vient
faire le latin dans cette histoire ? J’y viens.
J’y viens en passant par un très bref rappel historique. C’est en 1902 que, pour des raisons
variées – où entraient aussi bien la volonté d’ajuster la formation des jeunes gens aux conditions d’existence d’une nation moderne, ayant à tenir son rang face aux autres, l’ambition de former, par les sciences et les langues vivantes, l’« état-major industriel » dont la France avait besoin, le désir d’ouvrir l’enseignement secondaire à un plus large public, une certaine dose d’anticléricalisme –, c’est pour toutes ces raisons que furent créées sections du premier cycle et séries du second qui, pour la première fois, permettaient à un élève d’accomplir ses sept années d’enseignement secondaire et d’obtenir le titre de bachelier sans avoir jamais étudié le latin. À l’université, les réformes entreprises dans les années qui suivirent réduisirent la place des langues anciennes, grec mais aussi latin. Pareille évolution n’alla pas sans provoquer de vives
réactions. On compta naturellement, parmi les opposants, quantité de représentants du camp
que Snow qualifierait de littéraire ; on compta aussi, parmi eux, d’éminents scientifiques et,
dans le nombre, l’un des plus grands mathématiciens qui soient, Henri Poincaré. Poincaré se fit
fervent défenseur d’un enseignement du latin, y compris pour ceux qui se destinaient à des
carrières scientifiques – tel avait été son cas. Il publia notamment, pour exposer son point de
vue, une brochure intitulée Les Sciences et les Humanités2.
Parmi les arguments exposés dans cette brochure, Poincaré rapporte l’expérience vécue par
un inspecteur général de l’Instruction publique lorsque, lors d’une inspection, il demanda à un
élève de l’enseignement moderne de démontrer que, dans la multiplication de deux nombres, le
produit ne dépend pas de l’ordre des facteurs. Le problème est que l’élève interrogé, en parlant, ne faisait pas la différence entre a que multiplie b et a qui multiplie b. Or, ne pas faire cette différence, c’est supposer acquis le résultat qui est précisément à démontrer ! Poincaré poursuit et commente : « Malgré tous les efforts de l’inspecteur, le jeune homme ne put arriver à comprendre son erreur, et ce qui est plus surprenant, c’est qu’aucun de ses camarades ne semblait la comprendre mieux que lui. »
Et le professeur se désolait : « Pourtant on leur a fait faire des analyses grammaticales. » Hélas! elles étaient bien loin, leurs analyses grammaticales. Dans une classe de lettres, me disait [l’inspecteur], rien de pareil n’aurait pu arriver ; l’erreur aurait pu être commise, mais l’élève l’aurait comprise dès qu’on la lui aurait expliquée, et réparée dès qu’il l’aurait comprise.
Poincaré trouve l’anecdote instructive, dans la mesure où, selon lui, « elle nous fait mieux voir,
comme à travers un verre grossissant, la nature des difficultés qui attendent les jeunes
mathématiciens mal familiarisés avec l’analyse des formes verbales ». Il poursuit : « Notre langue exprime par ses flexions, par l’ordre même des mots des nuances infiniment plus
délicates que celle qu’avait méconnue le héros de cette aventure. La moindre de ces nuances peut vicier un raisonnement mathématique où l’on doit suivre rigoureusement la ligne droite et où le moindre écart est interdit. Pour comprendre ces nuances, il faut avoir appris à les sentir ; il faut en avoir acquis une longue habitude pour les saisir du premier coup sans hésitation et sans effort. »
Comment y parvenir ? Par des exercices répétés d’« analyse logique » et grammaticale ; ce qui
revient à décomposer les phrases en leurs éléments constitutifs et à caractériser chacun d’entre eux par sa nature et sa fonction. Poincaré avait pourtant, à cet égard, des réserves. Je le cite à nouveau : « L’analyse grammaticale ! Mauvais souvenirs d’enfance. De mon temps, on en faisait beaucoup, et c’était très ennuyeux parce que chaque mot exigeait plusieurs lignes d’écriture où les mêmes formules se répétaient sans cesse avec une désespérante monotonie. Mais ces formules étaient abstraites et ne disaient rien à l’esprit des enfants. Je crois que la plupart des élèves des classes primaires finissent par y réussir, mais en se servant de règles empiriques ; pour eux, par exemple, le mot qui est avant le verbe, c’est le sujet, celui qui est après, c’est le régime direct, mais ils ne se rendent pas compte des véritables rapports que ces mots expriment. »
Toute autre est la situation, dit Poincaré, dans le cas de la version et du thème latins.
L’analyse grammaticale n’est plus, alors, un exercice formel, mais une nécessité, afin de
comprendre la phrase dans le cas de la version, de la composer dans le cas du thème.
Poincaré n’affirme pas, bien entendu, qu’être rompu à l’analyse grammaticale soit un
préalable indispensable à la pratique mathématique. Il soutient seulement que, pour la plupart
des élèves, une telle analyse constitue une excellente préparation.
« Les notions dont on se sert en mathématiques sont prodigieusement abstraites, c’est-à-dire qu’elles sont le résultat d’une élaboration déjà très avancée. N’est-il pas plus naturel de commencer par le plus facile, et de n’aborder cette analyse avancée qu’après en avoir fini avec l’analyse immédiate ? Les formes verbales, qui en sont les produits, conservent encore quelque chose de concret ; elles sontpar là moins rebutantes pour les jeunes enfants qui peuvent se familiariser avec elles à un âge où les mathématiques leur seraient inaccessibles. Quand leur estomac sera prêt, la nourriture qu’on lui présentera sera pour ainsi dire toute mâchée. Oui, il y a des hommes à l’estomac de fer qui peuvent digérer sans avoir mâché ; cela n’empêche pas que la Faculté a toujours recommandé de bien mâcher. »
Je paraphraserai en disant que si les fleurs mathématiques ont peine à s’épanouir sur une
terre linguistique laissée en friche, réciproquement, une terre linguistique bien cultivée leur est
favorable. Or l’étude du latin est, en Europe, une excellente manière de procéder à pareille
culture.
D’aucuns objecteront que, quand bien même cela serait vrai, le monde est ainsi configuré
aujourd’hui qu’il est impensable d’envisager enseigner le latin aux jeunes, sinon à titre d’option
subalterne pour une infime minorité d’entre eux. Je ferai remarquer que si en France, le
pourcentage d’élèves qui étudient le latin à la fin du lycée est tombé à moins de 4 %, il est de
16 % en Espagne, de 17 % en Belgique flandrienne ou en Suisse et avoisine 20 % en Italie (avec près de 6 % qui, au sein du lycée dit classique, étudient sérieusement le latin et le grec). Des variations aussi énormes montrent que l’invocation des réalités contemporaines ne suffit
nullement à justifier la situation française
D’aucuns objecteront aussi que, quand bien même l’étude du latin pourrait de quelque
manière profiter aux études scientifiques, le bénéfice en la matière ne compenserait nullement
le retard que pareille étude ferait prendre dans celle des sciences. Poincaré, que je cite une
dernière fois, était d’un avis contraire.
Parmi les hommes qui ont, tous utilement, mais plus ou moins brillamment servi la science, les uns avaient reçu dans leur jeunesse une éducation classique solide, parfois raffinée, tandis que les autres n’avaient eu qu’une formation littéraire hâtive, incomplète et sommaire. On serait tenté d’en conclure que l’étude des lettres est inutile aux savants, puisque beaucoup d’entre eux ont pu s’en passer. Ce serait aller un peu vite en besogne. Est-il certain qu’on ne saurait faire de différence entre les œuvres des uns et des autres et y reconnaître une sorte de marque d’origine ?
[…]
Ce qui est certain, c’est que les savants qui ont bénéficié de l’éducation classique, s’en félicitent tous, tandis que ceux qui en ont été privés le regrettent pour la plupart (je dis pour la plupart parce que depuis quelque temps, il y a des hommes qui verraient volontiers dans leurs origines primaires je ne sais quel titre de gloire démocratique et comme une lointaine promesse de députation). Pourquoi les uns se félicitent-ils, pendant que les autres regrettent ? Est-ce seulement parce que la science n’est pas tout, qu’il faut d’abord vivre, et que la culture nous fait découvrir à la fois de nouvelles raisons de vivre et de nouvelles sources de vie ? Non, tous sentent confusément que ce n’est pas seulement à l’homme, mais au savant même que les humanités sont utiles.
Si nous essayons d’y voir un peu plus clair au sein de ce « sentiment confus », il me semble
que nous pouvons dire ceci. La science en général, et les mathématiques en particulier, en
appellent de façon essentielle à une certaine forme de conscience intellectuelle. Il est toujours
possible, face à un énoncé, de se contenter d’une compréhension superficielle ou
approximative. Mais alors, très vite, de superficialité en approximation, au fur et à mesure que
l’on avance on perd pied, on se trouve perdu, on est dépassé, on ne comprend plus rien. Pour
frayer sa voie durablement en mathématiques, il ne faut pas laisser passer un énoncé qui
demeure flou, admettre une démonstration avant d’être au net avec elle. Les mathématiques
réclament de qui les pratique qu’il soit attentif à chaque formulation. Elles réclament l’attention.
Simone Weil a écrit, dans ses cahiers, que l’attention devrait être l’unique objet de l’éducation.
Elle y insiste : « Bien qu’aujourd’hui on semble l’ignorer, la formation de la vertu d’attention est le but véritable et presque l’unique intérêt des études. La plupart des exercices scolaires ont aussi un intérêt intrinsèque ; mais cet intérêt est secondaire. Tous les exercices qui font vraiment appel au pouvoir d’attention sont intéressants au même titre et presque également3
C’est en cela que les vertus éducatives du latin et des mathématiques se rejoignent. Avec
cette propriété du latin qu’il attire tout particulièrement l’attention sur la langue, notre bien le
plus précieux – ce bien qu’à la fois nous recevons, et qui, pour une large part, nous constitue,
ce bien qui, à proportion que nous le cultivons, nous élève.
Un mot pour situer la question à un niveau encore plus général. Nous vivons dans une
société hautement technologique. Dans mon idiolecte, j’use du mot technologie pour désigner
cette part de la technique qui n’existerait pas, qui serait même inimaginable sans le logos des
sciences mathématiques de la nature, telles qu’elles ont commencé à se développer en Europe
à partir du XVIIe siècle. Depuis la seconde moitié du XIXe siècle, le déploiement technologique
transforme dans une mesure sans cesse croissante nos milieux et nos vies. Il m’est arrivé de
participer, naguère, à des journées portes ouvertes au Centre de mathématiques de l’École
polytechnique. Une question récurrente des visiteurs était : à quoi peuvent bien servir
aujourd’hui les mathématiques ? La vérité, c’est qu’elles servent à peu près à tout, impliquées
qu’elles sont dans les théories physiques, la modélisation, et « encapsulées » qu’elles se
trouvent dans l’immense majorité des dispositifs et appareils que nous utilisons. Mais voici ce
qui se passe : plus les nouvelles générations grandissent dans un milieu technologique qui met
le monde à leur disposition, moins elles se trouvent invitées et disposées à la discipline
intellectuelle sans laquelle, pourtant, cette efflorescence technologique n’aurait pu advenir.
Michel Houellebecq a su, dans son dernier roman en date, Anéantir, donner une image
saisissante du phénomène. Trois attentats aussi spectaculaires que mystérieux ont eu lieu, face
auxquels les enquêteurs n’ont pas le début d’une piste. Dans son désarroi, la DGSI fait appel à
un certain Delano Durand, qui doit son recrutement à ses exploits de hacker, et dont l’esprit de
digital native est censé éclairer ses collègues plus âgés et dépassés. La première chose que
relève Durand c’est que, sur une carte, les trois points où les attentats ont eu lieu peuvent être
reliés par un cercle. Un commissaire, la cinquantaine, s’étonne : « Ce n’est pas toujours le
cas ? »
Durand le considéra avec stupéfaction, abasourdi par une telle ignorance. « Non, naturellement non, dit-il finalement. Par deux points quelconques, on peut toujours faire passer un cercle ; mais ce n’est en général pas le cas des ensembles de trois points : une petite minorité seulement peuvent figurer sur la circonférence d’un même cercle, doté d’un centre défini4. »
C’est évidemment l’inverse qui est vrai : par trois points distincts passe toujours un cercle,
excepté dans le cas très particulier où les trois points sont alignés. (Et par trois points distincts
de la surface terrestre, assimilée à une sphère, passe toujours un cercle, intersection du plan
défini par les trois points et la sphère). Cette propriété, connue depuis la lointaine Antiquité, et
enseignée des siècles durant dans les collèges, le commissaire l’avait plus ou moins en mémoire.
Mais il bat en retraite devant l’assurance du jeune Durand, aussi ignorant soit celui-ci en vérité.
Ce Durand s’est révélé expert dans l’utilisation des ordinateurs. Pour autant, il est totalement
ignorant des fondements mathématiques sur lesquels l’ensemble de la civilisation
technologique repose. Il est l’incarnation d’un mouvement civilisationnel qui se prolonge
encore, mais par inertie, un mouvement qui, parce qu’on considère acquis une fois pour toute
ce que chaque génération doit en réalité s’approprier pour son propre compte, va vers son
épuisement et sa perte.
Pareil processus a quelque chose de fatal, toute civilisation y est exposée. Le dynamisme
de l’Europe, du haut Moyen Âge jusqu’à l’époque contemporaine, vient de ce que son histoire
a été rythmée, au fil des siècles, par de multiples renaissances : renaissance carolingienne,
renaissance du XIIe siècle, la Renaissance avec une majuscule, l’hellénisme allemand des XVIIIe
et XIXe siècles. Si ces multiples renaissances se sont révélées si fécondes, c’est que l’Antiquité
gréco-latine ne constitue pas, pour l’Europe, une origine ; elle n’est pas un modèle auquel il
faudrait revenir, mais une ressource infiniment précieuse et toujours disponible, de laquelle il
demeure en permanence possible de tirer de nouvelles idées, de nouvelles formes et une
nouvelle énergie. L’Antiquité gréco-latine est ce qui permet d’échapper aux ornières du
contemporain, à chaque fois que celles-ci deviennent trop profondes. Et si cela est possible,
c’est que cet héritage nous est présent en acte, dans des textes auxquels il est loisible d’accéder sans intermédiaire. Comme l’écrit Rémi Brague : « Dans le monde européen, la présence des originaux rend possible un constant procès en appel. […] Les “renaissances” ne sont autre chose que la contestation par une lecture nouvelle d’une lecture ancienne d’un même corpus de textes5. » C’est cet accès direct aux textes qui préserve la puissance régénérante de la Grèce et de la Rome antiques. C’est cette puissance régénérante qui s’étiole et disparaît si cet accès est coupé. Et faute de régénération, c’est le corps civilisationnel tout entier qui dépérit. On commence par négliger le grec et le latin, au profit des sciences. Un peu plus tard, on s’aperçoit que c’est l’enseignement des sciences lui-même qui est atteint. La conséquence est lointaine, elle n’en est pas moins réelle.
On connaît l’adage : Quem Iuppiter vult perdere, dementat prius. Nous pourrions dire
aussi : Ceux que les dieux veulent perdre, ils commencent par leur faire perdre leur latin. À ceci
près que les dieux ne sont pour rien dans cette affaire. L’affaire du latin est la nôtre,
exclusivement.

  1. The Two Cultures and the Scientific Revolution, Cambridge University Press, 1959 ; trad. fr. Claude Noël, Paris, Pauvert, 1968, et les Belles Lettres, 2021. ↩︎
  2. La conférence, tenue en 1911 pour la « Ligue pour la culture française », fut publiée la même année par les éditions Fayard. Le texte est disponible à l’adresse : https://fr.wikisource.org/wiki/Livre:Poincar%C3%A9_-_Sciences_et_Humanit%C3%A9s,_1911.djvu ↩︎
  3. « Réflexion sur le bon usage des études scolaires en vue de l’amour de Dieu », in Œuvres complètes, tome IV, vol. 1, Paris, Gallimard, 2008, p. 256. ↩︎
  4. Anéantir, Paris, Flammarion, 2022, p. 568-569. ↩︎
  5. Europe, la voie romaine [1992], Paris, Gallimard, « Folio essais », 1999, p. 137 ↩︎

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