LATIN ET LATINITÉ DANS L’ŒUVRE D’ANDRÉ GIDE, sous la direction de Stéphanie Bernard, Paola Codazzi et Enrico Guerini, Paris, Classiques Garnier, 2020, 210 pages, 23 euros.
André Gide proposa en 1946 une devise pour l’UNESCO, le vers final du chant II de l’Énéide : « Cessi ; et sublato montes genitore petivi », traduit par « Je m’acheminai ; et assumant toute la charge de mon patrimoine, je m’efforçai vers les hauteurs ».
« Enjeux idéologiques de la latinité », « Gide face à la langue et à la littérature latines », « La culture latine gidienne relue » : trois sections considèrent les divers aspects des rapports d’André Gide avec la langue et quelques auteurs latins, dans un contexte politique et polémique, où la référence au « Latin » et à la « Latinité » est âprement revendiquée ou mise à distance.
Plusieurs articles précisent le contexte historique.
Ainsi, en 1902 est-ce la fin de l’obligation du Latin pour se présenter au baccalauréat. Le livre de Raoul Frary, La Question du Latin (1885) avait mis en avant l’enjeu sociopolitique de l’apprentissage du Latin pour les classes dominantes, et l’imposture laissant croire que des racines latines seraient isolables dans la France d’alors, dont la civilisation n’avait rien à voir avec la Rome célébrée au collège. L’affaiblissement des études latines serait la cause d’une « crise du Français », hypothèse soumise par une enquête envoyée à des professeurs, des artistes, par une revue nationaliste, en 1911. De son côté, en 1935, André Gide disait dans Les Nourritures terrestres l’aspiration à se libérer d’une culture livresque classique par une « désinstruction lente et difficile » (citation p 178). L’Immoraliste (1902) avait construit l’itinéraire du principal personnage, chartiste, professeur au Collège de France, qui se retournant sur sa formation classique, a le sentiment de n’avoir « respiré que des poussières » (citation p. 181).
Anatole France publia en 1913 un recueil de préfaces et notices d’œuvres latines, Le Génie latin. Ce titre renvoie à une mobilisation à cette époque de catégories comme la « Latinité », essentialisée dans le cadre d’une opposition entre « peuples latins » et « peuples anglo-saxons ». L’histoire politique et littéraire de Rome, celle de sa langue, étaient évoquées dans une vision organiciste des sociétés et de leur « décadence » : Paul Bourget avait défini avec précision une esthétique « décadente » dans les Essais de psychologie contemporaine (1883).
« On ne découvre pas de terre nouvelle sans consentir à perdre de vue, d’abord et longtemps, tout rivage » : cette citation (p. 47) prise dans l’un des débats des Faux Monnayeurs (1926) sur la « pureté » du roman mobilise un couple « Latins » et « Barbares », à l’œuvre déjà dans L’Immoraliste. Comment arriver à une « pureté » esthétique qui ne soit pas sclérose, en évitant pour autant, au motif de la vitalité, une « hybridation » qui tourne au « bric-à-brac » ? Cette polarité opère non seulement dans son œuvre, mais dans la vie intellectuelle des années 1900-1930 : une formule de Rémy de Gourmont, « Nous sommes des Barbares latinisés ». Par provocation envers Charles Maurras, André Gide fait du jeune Goth de L’Immoraliste, regimbant contre son éducation latine à l’école de Cassiodore et le retour aux sources antiques, le tenant d’un accueil régénérateur de la voix du « Barbare.
Le volume de chez Garnier fait apparaître à travers plusieurs contributions un « imaginaire de la langue latine » : « sévérité », « rigueur », « dureté » pour les uns, pour d’autres, au contraire, ou conjointement comme pour André Gide, « sensualité », « volupté ». Cet imaginaire a des aspects politiques, esthétiques, éthiques. Ainsi, multiple est chez André Gide lui-même le statut de la culture latine, « catalyseur de pensée, à fonction ludique, satirique ou éthique » (Introduction, p. 9).
Quelques contributions analysent les rapports particuliers avec quelques auteurs latins. Virgile surtout.
« Les meilleures heures du jour : les 3 ou 4 que je passe en compagnie de Salluste ou de Virgile. » (Journal, Alger, 5, 6 ou 7sept. [1944]). « Relecture assidue, quotidienne, des derniers livres de l’Énéide. De trois à quatre heures par jour » (Journal, février 1946). Virgile procure à André Gide des exergues, un titre Paludes (1895), à partir des Bucoliques, I, avec un personnage, Tityre, qui ne cherche pas les hauteurs, se contentant des « bas-fonds », même si l’auteur de Paludes, lui, aspire à émerger. Corydon (Bucoliques, II et VII) donne son titre à un dialogue à la manière socratique sur l’homosexualité, ouvrage publié en cinq versions successives (1911 à 1925), qui garda pour lui une grande importance.
On le voit s’attaquer, à 18 ans, à des vers de Lucrèce, l’hymne à Vénus notamment : sa traduction est donnée ici avec les annotations bien postérieures du professeur Louis Callebat, louangeuses le plus souvent pour la vigueur des transpositions, qui accentuent la sensualité, en glissant aussi vers l’esthétisme (au passage, on note avec plaisir des fautes d’orthographe de sa part, « appaisé », « printannière »). Par les réminiscences naturalistes, et la célébration de la voluptas, également par la dissociation entre amour et plaisir, cet exercice de traduction marqua plusieurs de ses œuvres. « Joie de me sentir très latin » (Journal, 8 juin 1921, citation p.76) : par son admiration pour l’aptitude du Latin à la densité elliptique, qui « laissera toujours l’explicitation inévitable du français loin derrière » (Journal, mai 1949, citation p.79). Il surenchérit en ce sens sur Sainte-Beuve dont il souligne lui-même une citation : « Le sens principal n’est pas absolument exclusif d’un autre ». D’où cette émouvante lecture, vers la fin de sa vie, le 15 mai 1949, en clinique à Nice, de deux vers (184-185) du chant IX de l’Énéide admirés et pour lesquels il emprunte une traduction universitaire : « Nisus ait : dine hunc ardorem mentibus addunt, / Euryale, an sua cuique deus fit dira cupido ? » (Sont-ce les dieux qui soufflent dans mon âme l’ardeur que je ressens, ou bien un désir violent devient-il un dieu pour chacun de nous ? »).
Rapports du traducteur à Lucrèce, rapports contradictoires d’un écrivain classé déjà comme « classique » à une culture imprégnée ou saturée des lettres latines, rapports de sa prose à un art de dire sans dire, notamment sur certain sujet : « La volonté de définir une identité collective se confond dans son cas avec la défense et l’affirmation d’une singularité individuelle », membre d’une « minorité visible comme protestant, d’une minorité invisible comme homosexuel » (p.38), note Jean-Michel Wittmann, (« De l’utilité des cousins germains »). D’un texte à l’autre, André Gide ne cessa de poursuivre cette réflexion « sinueuse et parfois retorse ».
Ce volume y introduit le lecteur avec précision, mais on fera une réserve : onze contributions pour une matière malgré tout circonscrite ? On note des redondances de l’une à l’autre : émiettement de la recherche, recyclage de travaux ?
Ce recueil nous fait retraverser des controverses, datées souvent, sur « la place du Latin » dans la communauté nationale. En se gardant de parallélismes hasardeux entre époques comme en font tant de demi-habiles jusque dans les sphères dirigeantes, on trouvera dans ce volume une incitation à définir à notre tour les enjeux avec plus de précision a contrario que ne le firent quelque fois André Gide et bien de ses contemporains.
Patrice SOLER
Illustration : Girolamo Genga, Enea fugge da Troia, 1508-1509, Sienne, Pinacoteca Nazionale.