
À l’invitation de Véronique Cirefice, professeur en CPGE A/L, et de l’ALLE, Jean Trinquier, maître de conférences à l’École normale supérieure, a prononcé le 31 mars 2022 au lycée Henri-IV une conférence intitulée « Le Singe, entre imitation et ressemblance dans l’Antiquité. »
Illustration : le singe et l’oiseau, mosaïque du grand palais de Byzance, Ve-VIe s. Crédit Michaël Martin.
Le but de la conférence est de montrer comment la notion d’imitation a été mobilisée, à partir de l’époque
classique, pour rendre compte de la frappante ressemblance non seulement morphologique, mais aussi comportementale
qui rapproche de l’homme les singes connus des Anciens. Installé dans un tête-à-tête avec l’homme qui ne
représente nullement une promotion pour lui, le singe est dès lors décrit comme une copie défectueuse, un double
dégradé de l’homme, ce qui permet de conforter la frontière qui sépare l’homme des autres êtres vivants animés.
M. Trinquier a bien voulu nous donner le texte de sa conférence. Nous l’en remercions vivement. Vous pouvez le lire directement sur cette page ou le télécharger ici, ainsi que l’exemplier.
Le singe entre ressemblance et imitation dans l’Antiquité
Le singe est un animal très particulier, du fait de sa ressemblance troublante avec l’homme, une ressemblance qui est aisément observable et qui a le potentiel de mettre en question, voire en crise la frontière qui sépare l’homme de l’animal, du moins lorsqu’une telle catégorie de l’animal existe. Certes, les Anciens ne connaissaient pas les grands singes anthropoïdes, qui sont en quelque sorte des singes à hauteur d’homme, mais ils n’en ont pas moins été frappés par la ressemblance avec l’homme des différentes espèces de singes qui étaient à leur portée, des singes de taille moyenne, principalement originaires d’Afrique. Le moins mal connu était le magot de Barbarie ou macaque berbère, un singe qui présente l’originalité, parmi les singes non anthropoïdes, d’être pratiquement dépourvu de queue.
Nous nous intéresserons à la manière dont cette ressemblance était décrite et pensée, en étudiant plus précisément deux façons d’en rendre compte, celle qui considère que le singe est un être intermédiaire entre l’homme et les quadrupèdes, et celle qui affirme que le singe est un animal qui imite l’homme. Les références aux textes seront données sous la forme suivante : T + n° du texte dans l’exemplier ci-joint.
1. Le singe comme être intermédiaire entre l’homme et l’animal
C’est la position d’Aristote (T1), pour qui le singe est un animal « partagé entre deux classes », « qui appartient à deux classes » ; Aristote emploie le verbe ἐπαμφοτερίζειν. Cette position du singe entre deux classes témoigne d’abord du fait qu’il y a de la continuité dans la nature, ce qui fait qu’on passe graduellement d’une forme du vivant à l’autre. Aristote en tire également un schéma explicatif pour rendre compte de l’ensemble des caractéristiques du singe. C’est un schéma explicatif d’une grande souplesse, car ce statut intermédiaire peut s’entendre en plusieurs sens. Être partagé entre deux classes, cela peut vouloir dire :
— avoir tantôt certaines caractéristiques de l’homme, tantôt certaines caractéristiques des quadrupèdes : par exemple, pour la face le singe est du côté de l’homme, pour les proportions du corps il est du côté des quadrupèdes ;
— cumuler les traits des deux classes relativement à la même caractéristique ;
— relativement à la même caractéristique, n’être ni du côté du quadrupède, ni de celui de l’homme : par exemple, pour ce qui est de son postérieur, le singe n’a ni queue, ni fesse. C’est ce que j’appellerai la version du double manque.
Cette analyse d’Aristote constitue un effort méritoire, mais isolé, pour tenir la balance à peu près égale, à propos du singe, entre l’homme et l’animal ; le singe n’en occupe pas moins une position instable.
2. Le singe et l’homme, un tête-à-tête étouffant
Plutôt que d’être rangé parmi le tout-venant des animaux, plutôt que se voir reconnaître un statut intermédiaire, le singe est le plus souvent comparé à une seule des deux classes, en l’occurrence à l’homme : son appartenance à la classe des quadrupèdes est soit tenue pour acquise, soit passée sous silence, et c’est sa ressemblance avec l’homme qui est explorée. C’est dire qu’il est installé dans un tête-à-tête presque exclusif avec l’homme, un tête-à-tête dont nous allons essayer de montrer qu’il ne constitue nullement une promotion, mais qu’il conduit à constamment dévaluer le singe et à en faire un être de manque.
Un vers d’Ennius (T11) formule admirablement cette façon de penser le singe : simia quam similis turpissima bestia nobis. Le singe est un vivant paradoxe : c’est une bestia, il y a donc une irréductible différence entre lui et l’homme, mais sur ce fond de dissemblance, il présente une extraordinaire ressemblance avec l’homme : quam similis … nobis. Le paradoxe aboutit à une condamnation sans appel : turpissima ; le résultat est hideux. On notera en outre le rapprochement étymologique, ou parétymologique, entre simia et similis ; c’est l’une des étymologies avancées par les Anciens pour expliquer le substantif simia (T13 et 14).
Ressemblances sur fond de dissemblance : c’est une invitation à faire l’inventaire à la fois des ressemblances et des différences. Les récits ovidiens de métamorphoses constituent une occasion particulièrement propice pour dresser un tel inventaire, puisqu’ils détaillent ce qu’il faut transformer chez un homme pour obtenir un singe. C’est précisément ce que fait Ovide, lorsqu’il raconte au chant XIV des Métamorphoses la transformation en singes des Cercopes (T12), des chenapans originellement associés à la geste d’Héraclès, mais qui sont ici punis par Jupiter en raison de leurs parjures et installés sur l’île de Pithécusses (aujourd’hui Ischia). La métamorphoses des Cercopes en singes fournit ainsi l’explication, l’étiologie du toponyme grec « Pithécusses » (tiré du substantif pithèkos). Pour changer un homme en animal, il faut le revêtir de fourrure ou de poils, et lui ôter le langage. Pour le transformer plus précisément en singe, il faut le rapetisser, aplatir son nez et rider sa peau ; ces transformations permettent de préciser la ressemblance du singe avec l’homme : le singe est un homme diminué, amoindri, tels l’enfant ou le nain, il ressemble à un satyre (ou à Socrate !), c’est également une forme pour ainsi dire vieillie de l’homme. L’inventaire des différences est remarquablement complet ; on pourrait juste ajouter le passage de la bipédie à une quadrupédie partielle. Le texte d’Ovide contient également un jeu étymologique : le terme simia n’apparaît pas, mais il est glosé par les deux adjectifs similis et resimus.
Le singe est donc bien conçu comme un être de manque. Pour être un homme, il lui manque d’être plus grand, de se tenir debout, d’être un peu moins bestial et de parler, on pourrait également ajouter de savoir rire et enfin de travailler, ce dernier thème n’apparaissant qu’à l’époque moderne.
Pensé par rapport à l’homme, le singe apparaît comme foncièrement déficient : c’est un homme ratatiné, amoindri et caricatural (T15). Pour caractériser ce type de relation – une ressemblance caricaturale –, les Anciens vont utiliser la catégorie de l’imitation : la ressemblance est retraduite en imitation, le singe devient un animal mimétique, un animal qui imite l’homme.
3. Le singe comme animal mimétique
L’imitation est une façon de dire la ressemblance. Pour le singe, il y a deux versions : soit on considère que le singe est en lui-même une imitation de l’homme, il s’agit d’un état de fait ; soit on considère que l’imitation est active et constitue un comportement du singe, qu’il partage au demeurant avec d’autres animaux : le singe est défini par une activité, un penchant, voire une manie, qui est l’imitation ; cette activité mimétique a une visée précise, qui est la ressemblance avec l’homme.
On peut suivre l’émergence de ces idées à partir de l’époque classique, aussi bien dans les documents figurés que dans les textes (T19 à 22). À l’époque classique, on voit apparaître deux figures, celle du singe simulateur et imposteur, et celle du singe bouffon et flatteur ; dans les deux cas, la visée est malveillante, il s’agit de manipuler autrui pour lui nuire. Est comparé à un singe celui qui essaie de se faire passer pour ce qu’il n’est pas ; en d’autres termes, le singe, qui porte une sorte de masque humain, est à l’homme ce que l’hypocrite, l’imposteur est à l’homme vertueux. Le singe est plus une contrefaçon, une fausse monnaie, qu’un imitateur proprement dit. Comme tout imposteur, le singe peut se trahir (T23), comme il peut être démasqué (cf. T27, qui date toutefois de l’époque impériale).
L’idée d’imitation se dégage progressivement de celle de contrefaçon tout en lui restant apparentée : l’imitation est conçue comme la production d’une copie, un processus au cours duquel il y a perte à la fois de réalité et de perfection en passant du modèle à la copie. Toute imitation serait ainsi défectueuse, même s’il y a bien sûr des imitations qui sont plus défectueuses que d’autres. Ainsi, le singe a d’abord été une figure du mauvais imitateur, notamment du mauvais acteur (T24). Dans le cas du singe, l’imitation peut être non seulement défectueuse, mais même aboutir à des résultats catastrophiques (T26 et T27). On lira en particulier l’histoire du singe qui ébouillante un nouveau-né en voulant imiter sa nourrice et lui donner son bain (Élien, Personnalité des animaux, VII, 21).
C’est Galien qui fournit le traitement le plus systématique de ce thème du singe imitateur (T28 et 29). L’idée d’imitation défectueuse ne fait qu’affleurer fugitivement dans l’analyse que donne Aristote des singes (T1), à propos du pied du singe, qui imiterait mal et confusément le talon d’un pied humain, une explication qui s’écarte du schéma de la double appartenance. Galien articule deux niveaux : le corps du singe est une imitation ridicule du corps de l’homme ; le singe, dans son comportement, imite l’homme de façon bouffonne. Cette double utilisation de l’idée d’imitation permet à Galien de mettre en correspondance, de manière certes toute formelle, le dispositif corporel et les capacités psychiques et cognitives du singe. Dans les deux cas, cela revient à faire du singe une contrefaçon, une mauvaise imitation de l’homme ; traduire la ressemblance en termes d’imitation permet de l’affaiblir, voire de la miner, et in fine d’éloigner le singe de l’homme, précisément malgré cette ressemblance. L’enjeu pour Galien est de défendre l’excellence du corps humain, chef-d’œuvre de prévoyance et de rationalité créé par le démiurge à destination d’un être rationnel ayant part au divin.
Il y a cependant place, dans les sources antiques, pour une autre conception de l’imitation, l’imitation comme apprentissage et comme processus d’appropriation : on apprend en imitant, on apprend à l’aide d’imitations, à tel point que l’homme est l’être vivant le plus porté à l’imitation (T18). Cela ouvre à une appréciation plus positive des comportements mimétiques du singe. Certes, le singe peut être une figure de l’élève définitivement borné et incapable d’apprendre, mais il est également présenté dans certains textes (T31-33) comme un élève certes un peu limité, mais appliqué et capable d’apprendre s’il est convenablement guidé et encadré, un rôle qu’il partage d’ailleurs avec l’éléphant.
Pour conclure sur ce point, on soulignera la force du paradigme de l’imitation, dès lors qu’il est question de singes dans les sources antiques, même dans le cas en apparence beaucoup plus favorable des singes indiens (T36-39), qui sont crédités de façon exceptionnelle de capacités presque humaines, mais qui n’en finissent pas moins victimes de leur penchant irrépressible à l’imitation. On suggérera enfin, en cherchant des comparables du côté de l’Inde et de la Chine anciennes (T40 et 41), que cette façon de penser le singe comme un animal essentiellement mimétique est propre à la culture occidentale, mais cette thèse demanderait à être étayée et corroborée par une enquête comparative systématique.
On peut s’intéresser en conclusion à la postérité de cette figure du singe imitateur. Au Moyen Âge, le singe imitateur est une image du diable, de l’humanité déchue et du fauxmonnayeur. Figure du mauvais artiste, il deviendra ensuite, d’abord par provocation, une figure de l’artiste, notamment dans le domaine des arts mimétiques. Dans la figure du singe peintre, par exemple, convergent ainsi deux traditions : le singe comme figure satirique, permettant de mettre à distance un état dont on veut faire la satire, et le singe comme figure d’imitateur. De nos jours, certains grands singes sont considérés comme d’authentiques peintres, ce qui constitue un renversement de la perspective. Un autre renversement a été induit par la théorie de l’évolution : l’homme s’est vu crédité d’ancêtres sinon proprement simiens, du moins simiesques, le singe est ainsi tapi au fond de l’homme, c’est l’homme qui risque de ressembler au singe et qui doit justement s’efforcer de ne plus lui ressembler. La figure du singe imitateur n’en constitue pas moins une strate de notre image culturelle du singe, une strate qui a connu une remarquable longévité. Pour finir, on peut signaler sa résurgence spectaculaire dans la nouvelle de Poe, « Double assassinat dans la rue Morgue » (T42). Ce qui est moderne dans cette nouvelle, c’est la focalisation sur les grands singes anthropoïdes, qui sont perçus comme des brutes sanguinaires et dangereuses, et, pour les mâles, comme de potentiels agresseurs et violeurs des femmes humaines. On n’en notera pas moins que l’élément déclencheur et de l’évasion de l’orang-outan et du double assassinat dont il se rend coupable est son envie irrépressible d’imiter son propriétaire, qu’il a observé un jour en train de se raser : après avoir essayé en vain de se raser lui-même, il entreprend de raser les deux femmes qui vivent recluses dans l’appartement de la rue Morgue, avec le résultat catastrophique que l’on sait. C’est en fait une histoire d’imitation défectueuse qui vire à la catastrophe et à la tragédie, sur le modèle de l’histoire du bébé ébouillanté dont il a été question plus haut (Élien, Personnalité des animaux, VII, 21).
J. Trinquier (ENS-PSL), Conférence de l’ALLE – Lycée Henri IV, 31/03/2022