Ce texte est reproduit avec l’aimable autorisation de la revue Esprit, où il a paru en octobre 2021. Hédi Kaddour était venu présenter son roman et en lire les bonnes feuilles en 2018 dans le cadre du cycle des conférences de l’ALLE.
Retour à Rome
par Cécilia Suzzoni
Le dernier roman historique de Hédi Kaddour, La Nuit des orateurs restitue sans excès ni effets de manche l’esprit de la Rome antique. Le roman polyphonique raconte les dernières années du règne de l’empereur Domitien, dans une prose brillante qui sonne comme un hommage littéraire à la langue latine.
C’est un roman historique inattendu et susceptible de passionner bien des lecteurs, antiquisants érudits, amoureux de la Rome antique, amateurs de fictions exotiques, que cette Nuit des orateurs, dont l’écriture, parfaitement lisible, est pour autant somptueusement à contre-courant, gorgée qu’elle est de l’élasticité de la « résonnante syntaxe latine ». Surtout, Hédi Kaddour a eu l’audace, efficace, d’insérer dans le tissu de sa phrase – et donc souplement traduit – un latin de l’époque, parfaitement en phase avec la matière romanesque. Cette subtile stratégie d’écriture, évitant l’effet citationnel, préserve l’homogénéité d’un récit attentif à ne jamais basculer dans un anachronisme complaisant, non plus que dans cette distance vertigineuse qu’on vante trop souvent aujourd’hui comme l’intérêt majeur du retour à l’antique.
L’intrigue met en scène une galerie de personnages « historiques », lettrés, hauts magistrats de la Rome impériale du ier siècle, poètes déjà célèbres ou en mal de reconnaissance. C’est un grand plaisir de voir converser familièrement Tacite, Pline le Jeune, anciens élèves de Quintilien, aux côtés de Juvénal, de Martial, à un moment où ils ne sont pas encore devenus les « auteurs » de la Bibliothèque latine. Mais l’intérêt romanesque de ces dix-neuf chapitres, qui se lisent comme la progression d’une intrigue policière, réside dans le choix d’un espace-temps particulièrement suggestif, celui des dernières années de l’empereur Domitien, à un moment où celui qui se fait désormais appeler dominus et deus, maître et dieu, fait régner la terreur dans une Rome où la seule mention d’un poète républicain comme Lucain signe un arrêt de mort.
Cette « nuit des orateurs » est celle au cours de laquelle est censée se jouer la vie de Publius Cornelius Tacitus, de son épouse, Lucretia, fille du grand Agricola, et de leur ami Pline le Jeune. Ils sont en effet coupables de s’être compromis dans l’affaire Massa avec l’ennemi juré de l’empereur, le républicain Senecio1. C’est aussi la sombre métaphore d’une tyrannie qui rappelle, de sinistre mémoire, une époque où, comme le dira l’historien Tacite, « la fortune entière a brusquement basculé dans le féroce ». De cette férocité, qui « fait de la souffrance infligée un art », le roman déplie en quelques scènes puissantes le « baroque funèbre2 ». Mais l’efficacité de la narration est de donner à l’historicité concrète du détail, propre à l’esthétique du peplum, une coloration romanesque, très loin de la poussière des souvenirs de collège. Chaque chapitre offre, souvent dans le cadre d’un monologue intérieur du personnage, une plongée dans une intimité qui est aussi prétexte à faire vivre un moment, un lieu de cette Rome où fides et amicitia courent à tout moment le risque, sous l’empire de la pavor, du « supplice qui fait désirer la mort », de se trahir.
De ces personnages, le couple que forment Tacite et sa jeune femme – mariée à l’âge de 12 ans – constitue évidemment le point d’attraction majeur. À eux seuls, les deux premiers chapitres offrent une synthèse particulièrement réussie des enjeux géographique, historique, politique et psychologique de ce thriller politique. C’est la méditation sombre et mélancolique de Tacite, prenant brusquement conscience de la maturité intellectuelle et politique de sa jeune femme : « Quand a-t-elle grandi ? » Cette Lucretia qui s’improvise femme de tête décidée à mourir, en vraie matrone romaine, le poignard à la main, ou à sauver son couple, en se rendant justement auprès de cet empereur, un ami d’enfance, pour plaider la cause de son époux et de leur ami ; une matrone qui rêve aussi en secret d’infliger les plus cruels tourments à la maîtresse de son mari… La modernisation de la psychologie des deux rivales, haine réciproque en l’occurrence, ne fait pas dans l’anachronisme.
Dans le chapitre « Subure », nous suivons la litière de Lucrèce se rendant à la Domus augusta. C’est une plongée pittoresque dans le quartier le plus mal famé de Rome, et l’occasion de méditer avec Lucretia et « ses yeux de fille de soldat » sur ce qu’est devenue Rome sous la coupe d’un empereur qui « tue comme on éternue », et de « la plus belle paire de délateurs de Rome, Norbanus et Regulus ». Lucretia livre une première définition de la tyrannie, engendrée par la corruption de la peur : « c’est cela la tyrannie, quand les actes honorables d’un citoyen romain deviennent comme autant de petites fautes de tragédie ».
L’habileté est aussi d’avoir préféré au point de vue surplombant d’un narrateur omniscient, le choix polyphonique de ces monologues intérieurs restitués dans la tension grandissante de la peur : « quelques heures entre eux et la mort ». Un pareil choix permet de nuancer un portrait par un autre. Ainsi Tacite et Pline le Jeune, dont la « droiture muette » est dévouée à la gestion de la res publica, sont décrits tantôt comme « les représentants de cette fraction des hommes lisses, ni courtisans, ni comploteurs, qui était l’appui par défaut – sinon par conviction – du pouvoir impérial ». Mais pour le républicain Senecio, ce sont des magistrats qui, « à l’ombre du tyran, font de belles carrières, de magnifiques carrières d’hommes lisses, d’hommes sans couleur, homines nullius coloris ».
Le même Senecio, dans le chapitre qui lui est consacré, occasion d’une magnifique évocation de la légende noire des Gracques, fait fi de toute prudentia, et son rêve fou de restituer la République est rabaissé au rang d’un « délicieux papotage ». Quant à Norbanus, préfet du prétoire, rongé du ressentiment et de la haine propres aux Romains de fraîche date contre les « vantards de la Curie », il hallucine et savoure, en de formidables et extravagantes hypotyposes, « une forêt de comploteurs crucifiés ».
C’est cependant le portrait de Domitien, disséminé dans l’ensemble des chapitres, qui reste le plus fascinant. Les échanges entre « modérés » de la gens togata – dont Nerva, appelé dans l’ombre à devenir le chantre d’une libertas restituta –, spéculent sur la folie du pouvoir absolu, devenu incontrôlable et donc « dangereux pour tout le monde ». Mais ils soulignent le caractère bifrons de l’empereur, alius et idem, partagé entre son anima bruta – la jouissance dans l’exercice de la terreur – et une sagesse réelle, surtout dans la gestion des provinces, une sagesse politique qui l’encourage à faire malgré tout confiance à ces hommes, « déférents » mais sans servilité, qui ont entre leurs mains l’ordre et l’équilibre de l’empire. L’ultime confrontation entre Domitien et les deux sénateurs illustre, dans une tension au couteau, cette politique de duplicité et de secret profond qui est propre au despotisme : paralysie de la parole – les mots ont perdu toute valeur fiduciaire –, traque et science des signes – mouvements des lèvres, des yeux, « le bleu pâle et opaque des yeux de poisson mort » de Domitien –, nécessité de « tout conjecturer » et, surtout, de « gouverner et vaincre sans éclat » pour ne pas s’attirer l’invidia du maître et dieu.
Dans ce climat, Rome reste pourtant l’urbs lettrée, « débordée par les livres ». La vita communis si chère aux Romains continue… Au cœur du roman, la séance de lecture, rituel tout à la fois mondain et littéraire de la recitatio qui précède toujours la publication, est un morceau de choix. L’affranchi de Pline le Jeune, Pétrone3, lit des « fragments d’histoires » dans lesquels, brillamment commentés par Kaddour, le lecteur reconnaît Le Satiricon. Et c’est le déferlement d’« un langage monstrueux », une absolue nouveauté littéraire, riche de tous les mélanges linguistiques, sociaux, littéraires, à l’image de cette Rome « née par mélange, emprunt, absorption, fusion » : rien à voir avec « la bonne littérature » et les romans grecs ! Cette lecture vaut comme mise en abyme du chaos de la cité, chaos engendré par la tyrannie, illustration de « ce qui arrive lorsqu’il n’y a plus de règles et de lois », mais une lecture qui fait entendre ce que Nietzsche appelait, à propos du style de Pétrone, « le sarcasme libérateur d’un vent qui assainit toute chose ».
La belle prose de ce roman est riche de tout le poids de la langue latine, de son côté « pavé », « pierre de taille » ; et c’est un hommage précieux, émouvant, à une latinité perdue que ce latin redivivus, rendu à même le tissu conjonctif de l’écriture : il fait le pari réussi, celui de Claude Simon, d’un retour « aux choses latines mêmes ». Mais c’est un écrivain d’aujourd’hui qui parle de cette Rome impériale à des lecteurs d’aujourd’hui. Qui oserait dire définitivement intempestive cette évocation d’une Rome où l’amphithéâtre a remplacé le forum et ses combats de paroles, où la plèbe impatiente de joies mauvaises ne se souvient plus qu’elle fut populus, où « il arrive des choses qu’il vaut mieux ne pas avoir vues », où les meilleurs ruere in servitium se sont précipités dans la servitude, dira plus tard le même Tacite ?
La nuit des orateurs
Hédi Kaddour
- 1. Senecio et Pline le Jeune, ami de Tacite, avaient plaidé avec succès contre le gouverneur de la province de Bétique, Boebius Massa, un familier de l’empereur, coupable de très graves prévarications. Mais la démesure de Senecio avait entraîné contre lui une accusation de lèse-majesté portée devant le Sénat. Sa perte était dès lors assurée et cette situation compromettait Pline et Tacite.
- 2. Roland Barthes, « Tacite et le baroque funèbre », dans Essais critiques, Paris, Seuil, 1964, p. 108.
- 3. Hédi Kaddour a donc choisi la version biographique qui fait de Pétrone, non pas le contemporain de Néron, mais un contemporain de l’époque flavienne.
Illustration : Portrait de Tacite ornant l’une des éditions de ses œuvres.