2300 ans de poésie latine

Anthologie bilingue de la poésie latine, édition publiée sous la direction de Philippe Heuzé, avec la collaboration d’André Daviault, Sylvain Durand, Yves Hersant, René Martin et Etienne Wolff, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2020.

Nous reproduisons ici, avec l’autorisation de la revue Esprit, la recension parue dans le n°473 – avril 2021.

« Ce livre veut célébrer la rencontre de la poésie et de la langue latine sur plus de deux mille ans. » La belle Préface de Philippe Heuzé à cette aventure éditoriale inédite fait ainsi justice d’un certain nombre de clichés, ou pour le moins de propos imprudents sur la langue latine, souvent considérée  comme la langue des « instituteurs musclés de l’Europe », langue de paysans, marchands, soldats. Et sans doute la citation de Nietzsche mentionnée par l’auteur, à propos des Odes d’Horace « Dans certaines langues, il n’est même pas possible de vouloir ce qui est réalisé ici », résume le vibrant éloge, déjà celui de Valéry dans sa Préface à sa traduction des Bucoliques, qui fait de la langue latine une voie royale pour la poésie : flexibilité, imprécision, économie de l’article, liberté de l’ordre des mots dans la phrase. C’est dire aussi si cette Anthologie fait sereinement  justice d’un deuxième cliché : cette poésie latine s’avoue  tributaire de la poésie grecque, en particulier des « délicatesses de la lyrique grecque », mais elle la défie superbement. Elle offre au lecteur amateur de poésie, latiniste ou pas, des textes d’une formidable variété, de genres, de tons, de mètres, jusqu’à l’apparition émouvante, avec le latin médiéval, d’une poésie assonancée et subordonnée à la loi de la rime inconnue au latin classique ; et ce dans une langue latine  qui oscille entre stabilité et évolution. Car, souligne malicieusement Philippe Heuzé « la langue latine ne tombe pas avec les murs de Rome prise par Odoacre en 476 »…  Cette présence insistante des Camènes (les Muses latines), depuis le premier fragment épique de Livius Andronicus jusqu’à Pascal Quignard,  est judicieusement servie par une organisation qui, réservant pour la fin du volume les éléments biographiques et historiques de contextualisation, assorti d’un magistral appareil critique, offre un flux de textes « en continu », privilégiant de la sorte un premier contact direct avec les œuvres ; l’amateur de poésie y sera d’autant plus sensible que le choix est assumé d’une philosophie de la traduction, qu’il s’agisse des textes canoniques, ou des textes  moins connus ou anonymes, fidèle à la fois au texte source et au lecteur, à qui il s’agit de faire entendre la substance sonore du latin dans une langue française qui ne dispose pas des ressources étonnamment plastiques et musicales de la langue latine. Voir l’arrêt émouvant sur l’impossible (?) traduction du  magnifique sunt lacrimae rerum virgilien, qui devait devenir « la devise de la tristesse et de la mélancolie humaines ».  

Cette anthologie, si son originalité est de faire une place inédite à des poètes dits « mineurs », fait sa juste place à la « Bella Scuola ». Virgile, bien sûr, celui qui a exploité tous les champs du possible poétique, épique, lyrique, didactique, clé de la tradition littéraire à venir ; les Elégiaques, Tibulle et Properce, avec déjà cette subtile alliance entre Éros et Priapus, érotisme et obscénité, dont se souviendra la poésie néolatine ; occasion de rappeler que le latin « permettait une expression érotique encore plus libre que le français ou l’italien ».  Horace, qui aime tant « à faire des vers sur l’art de faire des vers » et ses étourdissantes acrobaties poétiques ; Ovide, avec lequel, via l’expérience-limite de l’exil, émerge une conscience existentielle, inséparable de ce que nous appelons, nous, modernes, la littérature ; Lucrèce, magnifique exemple d’une poésie où l’on voit « se nouer le poétique et le philosophique ». Enfin la Vox ferrea de la poésie satirique, de Lucilius à Juvénal. L’on mesure, avec ces textes si variés l’existence — déjà ! — de querelles académiques : Stace contre « les sonores prétentions  de la grande poésie » ; Martial dont les Epigrammes s’insurgent contre le sort calamiteux fait au « nouveaux poètes ». Mais c’est sans conteste  l’apport majeur  d’un courant nouveau et inconnu, celui de la poésie chrétienne, si fréquemment et injustement ignorée, que le lecteur découvrira avec plaisir et curiosité. Commence en effet avec le IIIe siècle une production foisonnante de brillants lettrés, moines, évêques, archevêques, dont la spiritualité chrétienne coexiste avec le paganisme culturel. Ainsi de Prudence qui rêvait de devenir « à lui seul le Virgile, l’Horace, le Lucrèce  et le Juvénal de la littérature chrétienne ».  La célébration de la « Geste » du Christ, des Martyrs, du Mystère de la croix, des Vies des saints constitue  le cœur de cette nouvelle thématique. On lira avec plaisir l’Adieu à mon livre du chrétien Sidoine Apollinaire, « le dernier poème latin qui ait vu le jour avant la déposition du dernier empereur romain, et donc, le dernier poème « antique » »… C’est surtout l’apparition d’un « nouveau latin », avec une nouvelle poésie rythmique (elle repose sur le compte des syllabes), qui va devenir vecteur de la pastorale et support de la liturgie, en particulier l’hymne chrétienne (Ambroise, Sédulius, Venance Fortunat). Julien Gracq dans ses Carnets du grand chemin a délicieusement  évoqué ce latin de l’extrême décadence latine, avec ses barbarismes et solécismes et « ses émouvantes grossièretés  de syntaxe ». On pourra lire le Dies irae de Thomas de Celano qui scande magnifiquement le film de Bergman, Le septième sceau, le Pange linguaChante, ma langue — de Thomas d’Aquin, le Salve regina — anonyme — ou le Stabat mater de Jacopo da Todi. Cette poésie chrétienne  qui chante volontiers le mépris du monde voisine d’ailleurs avec des poèmes latins de veine légère ou goliardique (Chansonnier de Cambridge, première moitié du XIe siècle). Le Chansonnier de Ripoll, de veine érotique, côtoie le  Veni, sancte Spiritus, séquence de type grégorien de la liturgie catholique. Cette nouvelle poésie médiévale fait bien sûr sa place aux  Carmina Burana, le recueil le plus achevé de poésie latine médiévale.

Après Pétrarque et Boccace, ce sont les grandes figures du Quattrocento, dont le latin renoue avec la langue classique et avec les idéaux d’un humanisme complet en quête de solidarités spirituelles ; des poètes qui, désormais,  choisissent  d’écrire en latin. Il faut souligner au passage combien les Poemata de Du Bellay sont riches d’échos émouvants avec la poésie vernaculaire de ce champion de la Francité. Poèmes de Piccolomini, de Politien, le plus grand poète du Quattrocento, dont l’inventivité poétique opère l’alliance entre voluptas et docta varietas ; poèmes de Bembo, ardent défenseur de la langue toscane : Yves Hersant rappelle à cet égard que « c’est par de grands latinistes qu’a été promue la langue vernaculaire ». Un  arrêt précieux sur Jérôme Fracastor, auteur d’une  description et étude en hexamètres latins du « mal français », la vérole,  et d’un essai De contagione, où il fait montre d’une subtile et audacieuse théorie des germes, semina, invisibles à l’œil nu, réminiscences de Virgile et Lucrèce. Une place  conséquente est faite  à l’érotique inventée par la lyrique néolatine. Le Livre des baisers, Basia, de Jean Second, est emblématique de ce latin prodigieusement sensuel, qui célèbre « le pouvoir insolent de la beauté ». Mais on lira aussi avec émotion les poèmes d’Etienne Dolet, le « martyr de la Renaissance » , et les poèmes, en forme de testament philosophique, d’un autre martyr de la libre pensée, Giordano Bruno, dont les thèses en particulier sur la pluralité des mondes et le mouvement de la terre sont « dans la tradition de Lucrèce » ; et l’on sera curieux  d’apprendre que le Martial anglais, Owen, reste avec ses Épigrammes, le poète britannique le plus lu au XVIIe siècle…  C’est au XIXe siècle avec  Baudelaire que resplendit « cette langue de la dernière décadence latine » — réhabilitée par Denis de Gourmont dans son Latin mystique —, et que l’auteur de cette célébration mystico-amoureuse, Francescae laudes, qualifie de « merveilleuse ». Et c’est en vers latins qu’un adolescent de 14 ans, Rimbaud, dans un poème scolaire et buissonnier, Ver erat — « C’était le printemps » —, parodie le « Tu Marcellus eris » virgilien, prophétisant qu’il va révolutionner la poésie : « Tu vates eris », « Tu seras poète ». Cette Anthologie  qui s’ouvrait sur un fragment,  se ferme sur  un autre fragment, le poème de Pascal Quignard, Inter aerias fagos, « Parmi les hêtres aériens ». Savamment commenté par Yves Hersant, ce « cut-up qui raconte l’histoire de la langue latine » est la preuve que pour l’écrivain le latin reste cette langue « revenante », tout à la fois  proche et lointaine.

Cette Anthologie fait la belle et grande démonstration que la langue latine, langue du pouvoir et de la sapience  pendant si longtemps, continue d’occuper l’horizon poétique, non seulement parce qu’elle habite la chair verbale de ces poètes latins qui ont porté la langue en avant : Hugo, Baudelaire, Rimbaud, Valéry, Bonnefoy, et tant d’autres, mais aussi parce que dans sa virtuosité et sa variété, elle ne s’est pas contentée de se faire la digne héritière de la poésie grecque, elle a fait du latin cette langue qui, s’en émerveille Julien Gracq, « en nous parvenant à travers le tamis de chefs d’œuvre, semble n’avoir été parlée que par des écrivains ». Le poète Michel Deguy, au cœur de la modernité, ne s’y est pas trompé : « De son effacement nous resterions inconsolables. »

Cécilia Suzzoni

                                                                                

Illustration : Nicolas Poussin, L’Inspiration du poète, 1629-1630, Musée du Louvre (détail).

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