Depuis sa fondation et au vu des réformes qui se sont succédé, d’hier à aujourd’hui, l’ALLE n’a cessé de constater l’effacement progressif du latin comme référence culturelle majeure de notre enseignement général[1]. La toute récente option « latin pour le français » en classe de 6e, ouverte à tous et « prioritairement aux élèves du Réseau d’Éducation prioritaire », si elle émane de la bonne volonté de reconnaître que le chemin du latin au français a sa fécondité – lexicale, grammaticale, littéraire – n’est en fait que la piètre caricature de ce qu’exigerait, de la 6e à la Terminale, un enseignement ambitieux et renouvelé du latin, dans le cadre de la redéfinition d’une véritable discipline littéraire. On peut s’amuser que le texte officiel se soit cru obligé d’avertir, comme pour rassurer une doxa obscurantiste : « il ne s’agit plus d’apprendre le latin ». On ne saurait mieux dire… Et il est fort à craindre que ce genre d’option gadget rejoigne très vite le magasin des accessoires, bricolage et replâtrage en tout genre qui caractérisent le paysage éducatif français depuis trop longtemps.
S’agissant de la situation des nouvelles spécialités, « Langues et cultures de l’Antiquité » (LCA), « Langues, littératures et cultures de l’Antiquité » (LLCA), il appartient aux associations disciplinaires – ce que nous ne sommes pas – d’en dresser un bilan précis et chiffré, mais nous sommes d’ores et déjà en mesure d’affirmer, au vu de ce qui remonte du terrain, que le discours officiel tenu à ce sujet, avec en particulier sa prétention à « mettre les Humanités au cœur de l’école » (formule, par parenthèse, aussi pompeusement que vaguement prometteuse) est clairement démenti par les faits. Nous avions, dans la tribune du Figaro, établi le vice structurel et idéologique de ce désastre annoncé : émiettement de l’unité classe, éclatement des disciplines, spécialisation prématurée au détriment d’une formation générale. Le résultat est aujourd’hui patent : complication harassante et décourageante des emplois du temps au gré des sigles divers dans le maquis desquels parents et élèves non « initiés » continuent de s’égarer, fragilisation fortement accentuée des enseignements de latin et de grec (heures non fléchées, choix à la discrétion des responsables des établissements autonomes qui décident en fonction du terrain et de l’air du temps), absence d’ouverture des options « sur le papier » dans beaucoup d’établissements, effondrement prévisible de ces enseignements dans des lieux où pourtant ils résistaient encore victorieusement et, encore et toujours, accentuation d’une concurrence féroce entre disciplines. Patriotisme disciplinaire dont ne peut que pâtir en priorité un enseignement confiné dans tous les cas à la marge. Paradoxe facile à décrypter, cet enseignement n’est défendu, exalté jusqu’à l’outrance qu’autant qu’il s’affiche dans les plateformes, sites, festivals (dont nous reconnaissons volontiers l’intérêt, le sérieux, la séduction), mais surtout pas à l’intérieur de l’école démocratique et républicaine, garanti comme il se doit par l’Institution et par le recrutement ambitieux de ses maîtres.
La réforme Blanquer met l’accent sur le « civilisationnel », sur « le culturel » plutôt que sur la lecture et la compréhension des textes. Elle accuse la dérive d’un enseignement qui dispense davantage de l’information que de la formation. Ainsi la spécialité « Humanités, littérature, philosophie » exclut absurdement des « humanités » ce qui en constitue la définition – l’enseignement des langues anciennes – pour n’en retenir qu’une approche scolaire de la rhétorique antique à partir de quelques textes traduits. On favorise ainsi un enseignement généraliste fait de matières prédigérées au moment où les jeunes élèves ont plus que jamais besoin d’apprendre à donner sens par eux-mêmes à ce qu’ils lisent.
L’ambition de l’ALLE reste de faire du latin une discipline d’avenir, un grand savoir au service de toutes les disciplines fondamentales. Nous redisons haut et fort que son statut d’option est l’impedimentum majeur qui pèse sur un enseignement général dont on a organisé sciemment, ou par irresponsabilité démagogique, le délitement inexorable. Avec ce résultat choquant, insupportable : l’obligation faite aux collègues de langues anciennes de « vendre » leur discipline, jusque dans une concurrence déloyale et contre nature avec le grec ! Aucune réforme sérieuse ne pourra se faire en l’état et aussi longtemps que sévira le clivage Lettres classiques/Lettres modernes. Cessant enfin de mesurer le possible sur l’existant – c’est ainsi que Rousseau définissait l’ignorance –, nous devons œuvrer pour une refonte complète de la définition du savoir littéraire, de son statut, de ses méthodes, pour une réforme ambitieuse des concours de recrutement unifiés, autour d’un tronc commun où le latin, genèse et flux vivant des langues et littératures européennes, doit retrouver sa place doctrinale dans une pédagogie rénovée. Nous voulons non pas des professeurs de Lettres classiques ou de Lettres modernes, non plus que des professeurs de français, nous voulons des professeurs de Lettres.
30 avril 2021 – Le Bureau de l’ALLE
Illustration : Thésée abandonne Ariane, fresque de la maison des Vetii à Pompéi (Ier s. ap. J.-C.).
[1] Réforme de la Ministre Vallaud-Belkacem : communiqué de l’ALLE paru dans Le Monde du 4 mai 2015 ; réforme du Ministre Blanquer : tribune dans Le Figaro du 30 janvier 2019 cosignée par le président de notre association, Luigi Sanchi, et sa fondatrice, Cécilia Suzzoni.