Montaigne et la littérature latine. Conférence en ligne d’A. Legros.

Conférence donnée à Paris au lycée Henri-IV le 15 octobre 2020 par Alain Legros, CESR, Université de Tours

Illustration : le plafond de la « librairie » de Montaigne.

Alain Legros, 15 octobre 2020. Intervention enregistrée au Centre d’études supérieures de la Renaissance, Tours.
Pour aller plus loin : https://montaigne.univ-tours.fr

Michel Eyquem de Montaigne, ou, comme il l’écrira un jour sur son Éphéméride, « Michael Eiquemius Montanus », a pratiqué le latin oral avant de savoir lire. « Cette langue, dit-il, était la mienne maternelle » (Les Essais, livre I, « De l’institution des enfants », éd. Céard et al., p. 271). Trois pages plus haut, il avait expliqué ce qu’il fallait entendre par là, en précisant le rôle joué par son père dans un apprentissage qui mettait en pratique, dans un coin perdu du Périgord, qu’il qualifie de « pays sauvage » au sens étymologique du terme, des principes pédagogiques sans doute inspirés de ceux qu’Erasme avait exposés dans son De pueris statim ac liberaliter instituendis, ainsi traduit par Jean-Claude Margolin : « Il faut donner très tôt aux enfants une éducation libérale ». Dans le De ratione studii, Erasme dit aussi qu’au lieu d’imposer à l’enfant un long temps d’apprentissage de la grammaire, on devrait bien plutôt le mettre très vite à même de parler en latin et en grec « par la conversation et les contacts avec ceux qui s’expriment en un langage châtié » (c’était déjà l’idée de Quintilien), ainsi que par la lecture des bons auteurs : dans l’ordre, la poésie avant la prose, Térence, un peu de Plaute mais en morceaux choisis, Virgile, Horace, Cicéron, César, peut-être aussi Suétone. Il convient, dit-il, de se limiter à ces auteurs pour commencer. Parler et lire, tel est le programme.

Qu’on le prenne ou non pour argent comptant, le récit que Montaigne loge dans « De l’institution des enfants » (I, 26, puis I, 27 dans les éditions posthumes)  mérite une longue citation au seuil de cet exposé : « En nourrice, et avant le premier dénouement de ma langue, il [mon père] me donna en charge à un Allemand, qui depuis est mort fameux médecin en France, du tout [tout-à-fait] ignorant de notre langue, et très bien versé en la Latine. Cettui-ci, qu’il avait fait venir exprès, et qui était bien chèrement gagé, m’avait continuellement entre les bras. Il en eut aussi avec lui deux autres moindres en savoir, pour me suivre, et soulager le premier : ceux-ci ne m’entretenaient d’autre langue que Latine. Quant au reste de sa maison, c’était une règle inviolable, que ni lui-même, ni ma mère, ni valet, ni chambrière, ne parlaient en ma compagnie, qu’autant de mots de Latin, que chacun avait appris pour jargonner avec moi. C’est merveille du fruit que chacun y fit : mon père et ma mère y apprirent assez de Latin pour l’entendre, et en acquirent à suffisance, pour s’en servir à la nécessité, comme firent aussi les autres domestiques, qui étaient plus attachés à mon service. Somme, nous nous latinisâmes tant, qu’il en regorgea jusques à nos villages tout autour, où il y a encore, et ont pris pied par l’usage, plusieurs appellations Latines d’artisans et d’outils. Quant à moi, j’avais plus de six ans, avant que j’entendisse non plus de Français ou de Périgourdin que d’Arabesque : et sans art, sans livre, sans grammaire ou précepte, sans fouet, et sans larmes, j’avais appris du Latin, tout aussi pur que mon maître d’école le savait : car je ne le pouvais avoir mêlé ni altéré. »

« Nous nous latinisâmes » : l’auteur ne manque pas d’humour. Ce récit, au reste, comporte une lacune : la mère, les valets, les chambrières, soit, mais rien sur les deux frères et la sœur nés un an, deux et trois ans après Michel. Il semble pourtant bien qu’ils aient eux aussi bénéficié de cette première éducation, car une lettre de Gélida, successeur de Gouvéa à la direction du collège de Guyenne, parle d’Horstanus, cet Allemand choisi pour sa connaissance du bon latin mais aussi pour son ignorance du français, comme du « præceptor Montanorum », au pluriel. Ainsi s’explique peut-être l’usage de la première personne collective : « nous nous latinisâmes », et plus loin, à propos du grec cette fois, « nous pelotions nos déclinaisons », comme on échange des balles au jeu de paume. Quoi qu’il en soit, quarante ans après, l’auteur des Essais atteste qu’il lui arrivera encore, sous le coup d’une émotion ou d’une surprise, d’avoir spontanément le latin à la bouche, par exemple lorsque son père s’évanouit un jour dans ses bras, ce père qui lui avait jadis donné pour mère une langue savante, et qu’il voulait vivante pour ses enfants.

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Entrons maintenant au collège de Guyenne avec Montaigne, six ans. De ce collège humaniste récemment créé à Bordeaux, il dit combien il surpasse en qualité tous les autres collèges de France, et pourtant il conclut que « c’était toujours collège », autrement dit, même studieuse, humaniste et dorée, une « geôle de jeunesse captive ». Il y passera sept ans. Tous les cours y étaient dispensés en latin, et par des régents renommés dont il aime à faire sonner les noms. Aucune difficulté pour lui, latiniste de naissance au point que lorsque ses condisciples faisaient des thèmes en traduisant du français en latin, à lui on demandait de mettre en bon latin un texte latin maladroit. Montaigne juge toutefois qu’au collège son latin s’est « incontinent abâtardi », aussitôt altéré. Qu’entend-il par là ? Peut-être moins de justesse ou d’élégance, mais surtout moins de spontanéité et moins de sève, assurément trop de grammaire et de philologie. Bref, par comparaison avec les autres collégiens, voire avec ses nouveaux maîtres, il a pu constater par lui-même qu’on apprend plus vite et mieux une langue (en l’espèce, le latin) par imprégnation ou plongée directe dans ce que nous appelons aujourd’hui un « bain linguistique », que sous la baguette ou comme activité ludique. On eut beau en effet transformer pour lui les leçons de grec en jeu pédagogique, ce fut, dit-il, inefficace ou presque, faute d’avoir devant soi tous les jours un Grec ou un helléniste consommé avec qui parler. Horstanus n’était, si j’ose dire ici, que latiniste…

C’est au collège que le petit Montaigne a néanmoins découvert le plaisir et le goût de la lecture solitaire, non pas, affirme-t-il, comme souvent les autres enfants de son âge, en lisant des Amadis récemment traduits de l’espagnol ou quelque autre ouvrage destiné à la jeunesse, mais directement les grands textes de la poésie latine. Il importe  de souligner que cet engouement ne devait rien aux « leçons prescrites », mais à la connivence d’un précepteur de chambre dont il tait le nom. Cet « homme d’entendement », autrement dit intelligent et perspicace, l’a laissé lire à sa guise et à la file des ouvrages dont on imagine qu’il les avait sans doute présélectionnés. C’est ainsi que durant ses sept années de collège, de façon pour ainsi dire buissonnière ou clandestine, il a pour commencer lu ou plutôt dévoré les Métamorphoses d’Ovide, mu d’abord par le seul attrait de la fable, dont Érasme dit qu’elle séduit tous les enfants et qu’il faut donc commencer par elle l’apprentissage de la lecture. Ovide aura ainsi servi de déclic à une pratique boulimique, addictive et en tout cas ininterrompue : « par là, j’enfilai tout d’un train Virgile  en l’Enéide, et puis Térence, et puis Plaute, et des comédies italiennes  [latines ?], leurré toujours par la douceur du sujet », c’est-à-dire entraîné par l’agrément du récit,  ou de l’intrigue. Emprunté à la chasse, le mot « leurré » laisse assez entendre que le précepteur de chambre savait ce qu’il faisait en laissant l’élève lire en toute liberté, ou presque.

Ainsi le jeune lecteur a-t-il pris le pli de glisser sur les textes. Chemin faisant, la poésie à tout le moins s’est instillée peu à peu dans ses veines, avec ses sonorités, ses rythmes et ses « secousses ». Montaigne dira plus tard qu’il ne l’aime pas médiocre. Il faut, dit-il, qu’elle « ravisse et ravage ». Il aura perdu alors un peu de son goût pour Ovide, comme d’ailleurs pour l’Arioste, mais il continuera de relire et d’aimer Térence plus que Plaute, et il placera toujours Virgile au firmament des poètes, surtout pour ses Géorgiques, « le plus accompli ouvrage de la Poésie » avec le cinquième chant de l’Enéide, celui qui narre et chante le séjour des Troyens en Sicile et les jeux funèbres  qu’Enée y fit donner en l’honneur de son père Anchise décédé : régates, course à pied, lutte et tir à l’arc.

« Enfiler tout d’un train », comme avec une aiguille, une broche ou une épée, c’est lire d’affilée, sans s’arrêter, sans faire de pause entre deux livres. C’est l’élan qui est primordial. Toute méthode, limite ou contrainte aurait cassé cet élan, cette heureuse voracité, cette saine boulimie de lecture. Pas de modération à ce stade. Le grand mérite du précepteur de chambre aura été de le comprendre : « S’il eût été si fou de rompre ce train, juge Montaigne, j’estime que je n’eusse rapporté du collège que la haine des livres, comme fait quasi toute notre noblesse. » En agissant à contre-courant du cours officiel dispensé par l’institution, l’« homme d’entendement » a ainsi préparé le petit « Michael Montanus » à devenir plus tard « Messire Michel, seigneur de Montaigne » comme il est écrit en gros caractères sur la page de titre de ses Essais de 1580 : ni un savant professeur à l’instar d’un Adrien Turnèbe qu’il admire cependant, ni un pedante (un enseignant), mais un gentilhomme lettré, un « honnête homme », comme on dira au siècle suivant.  

Même s’il aurait dû mieux faire la distinction entre l’une et l’autre formation, celle du clerc et celle du gentilhomme, le collège de Guyenne, « très florissant pour lors et le meilleur de France », aura au moins permis au jeune Montaigne de poursuivre une pratique orale du latin par le biais du théâtre scolaire, belle innovation qui allait bientôt connaître dans l’enseignement des Jésuites le succès que l’on sait. Tout prétendant à la fonction de professeur ou « régent » dans ce collège s’engageait en effet à créer et faire jouer chaque année par les élèves une pièce latine inspirée de la Bible ou de l’Antiquité. Montaigne n’est pas peu fier d’avoir, vers sa douzième année, brillé dans un exercice qu’il trouve plus approprié à l’éducation d’un enfant noble que le temps passé à « se ronger les ongles » sur un texte d’Aristote, même latinisé : « j’ai soutenu les premiers personnages, ès tragédies latines de Bucanan, de Guerente, et de Muret, qui se représentèrent en notre collège de Guienne avec dignité. En cela, Andreas Goveanus [Gouvéa] notre principal, comme en toutes autres parties de sa charge, fut sans comparaison le plus grand principal de France ; et m’en tenait-on maître ouvrier. C’est un exercice, que je ne méloue point aux jeunes enfants de maison ; et ai vu nos Princes s’y adonner depuis, en personne, à l’exemple d’aucuns [de certains] des anciens, honnêtement et louablement. » Ainsi se transmettent les valeurs de l’ethos noble dont récemment Jean Balsamo a montré quelle importance il a dans les Essais.

Deux pages sur lesquelles je suis tombé en consultant les « Registres Secrets » du Parlement de Bordeaux montrent bien la différence entre ce théâtre-là, entièrement écrit, et le théâtre populaire. Datée du 26 novembre 1554 (copie Verthamon 18e Arch. dép. Bx, DSC05513), la première fait état du discours de rentrée parlementaire du premier président de la Cour, qui exige qu’on expulse au plus vite les mendiants venus d’ailleurs, car ils prennent le pain des pauvres de la ville, mais qu’on fasse avant toute autre chose « vuider de cette ville quelques jeunes gens appellés ‘Enfans sans soucy’ lesquels sont demeurés en cette ville dix ou quinze jours, jouant journellement farces et moralités », car ils donnent par leurs débauches et leur oisiveté un mauvais exemple aux jeunes Bordelais, singulièrement aux apprentis humanistes du collège de Guyenne. Datée du 8 février 1557 (copie Colbert 17e BnF mss, DSC05593), la seconde rapporte une décision de la Cour de Parlement en ces termes : « le principal du college de Guienne [le basque Nicolas Herigaray de Mongelos] voullant faire jouer a ses escoliers quelque commedie les jurats [le] luy auroient [avaient] deffendu a cause de la contagion qui estoit es lieux voisins. Sur quoy la Cour, le principal et jurats ouis [un fois entendus], permit audit principal faire jouer ladite commedie avec modestie et laquelle auroit este presentée a des Commissaires de ladite Cour et depuis elle enjoigny audit principal tenir la main a ce que les escoliers ne parlassent que latin. »  Cette dernière précision laisse percer une inquiétude : qu’un théâtre populaire en vernaculaire, peut-être plus attractif pour des jeunes, n’ait à la longue raison de la bonne tenue, ou retenue, ou « modestie » des pensionnaires d’élite du collège de Guyenne. Il y avait là aussi risque de contamination.

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À cette date (1557), voilà déjà une dizaine d’années que Montaigne a achevé le « cours » des années de collège, peut-être couronnées à Bordeaux même (ou à Paris ?) par une maîtrise ès-arts, certifiant les compétences du titulaire en rhétorique, logique et dialectique (bases de l’écriture « artiste » de cette époque, qui n’est pas celle des Goncourt…). Il a fait plus tard ses études de droit ou « décret » à Toulouse, mais il a sans nul doute séjourné aussi à Paris, qu’il dit connaître « depuis l’enfance » et aimer « tendrement ». De cette période datent peut-être ses premiers achats de livres, par exemple ceux de plusieurs volumes conservés qui portent en haut de la page de titre son ex-libris latin de jeune homme, « Michael Eiquemius Montanus », suivi de la date d’achat (calendes de janvier 1549), de l’âge et du prix. Il avait ainsi 16 ans, ou plutôt, après correction, « à peine » 16 ans (« paene », ou « fere ») quand il fit l’acquisition d’un Virgile, d’un César et d’un Térence. Ce dernier ouvrage, il l’a copieusement annoté à cet âge, puis de nouveau à 20 ans, comme l’indique un second ex-libris, et la comparaison des notes permet de suivre, non sans quelque émotion, l’évolution de ses intérêts et de ses connaissances, notamment grecques, durant ces années d’adolescence.

Sur la centaine de volumes conservés ou attestés portant son ex-libris, le plus souvent sous la forme d’une signature au bas de la page de titre, soit un dixième environ de sa bibliothèque ou « librairie », riche, dit-il, d’un « millier » de livres, la plupart sont en latin : un peu plus d’une cinquantaine si l’on compte les ouvrages bilingues en latin et grec, contre 18 en italien, 18 en français, 14 en grec (beaucoup d’entre eux légués par La Boétie, qui en a annoté quelques-uns) et 2 en espagnol. Parmi eux, une douzaine appartient à l’ancienne littérature latine : Ausone (le poète bordelais) pour deux exemplaires, César de même (l’exemplaire de 1570 est copieusement annoté en français), Caton et Varron réunis, Horace, Hygin, Lucrèce (copieusement annoté, en latin, puis, lors d’une relecture, en français), Quinte-Curce (annoté en français), Térence pour deux exemplaires (celui de 1538 est annoté en latin avec inclusion de citations grecques), Virgile (acheté avec l’index de Nicolas Erythrée, dir Erythraeus, perdu lors de la reliure) et, riche des notes manuscrites de La Boétie, la compilation d’historiens éditée par G. B. Cipelli dit Egnatius, et qui sera appelée plus tard « Histoire Auguste ». Je dis « littérature », mais à l’époque de Montaigne ce mot ne désignait pas seulement  ce qu’à la fin du XVIIe siècle on a appelé aussi les « belles-lettres », il englobait toutes les productions écrites et savantes, grammaire et philologie comprises comme dans le latin litteratura, vocable employé en ce sens par Sénèque et Quintilien.

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Le plus intéressant des livres de Montaigne pour notre étude est le Lucrèce de 1563 commenté par Lambin : on y trouve, datées de 1564, plus de mille notes autographes en latin et quelques mots grecs, sur les feuillets de garde et dans les marges, avec distinction des notes proprement philologiques et des notes de contenu, le plus souvent philosophiques, parfois aussi esthétiques. Quelque dix ans plus tard, Montaigne a relu l’ensemble du volume, qu’il a alors balisé de notes en français. Entre temps il avait commencé, vers 1572, la rédaction de ses Essais en français, le latin étant désormais voué aux citations. Le Lucrèce porte témoignage de cette conversion linguistique. Aussi bien Montaigne avoue-t-il dans son livre qu’il a perdu beaucoup de son latin « maternel », faute de pratique. Lorsqu’il avait été, pendant treize ans, conseiller du roi au Parlement de Bordeaux, n’avait-il pas dû rédiger tous ses rapports d’arrêts en français, conformément à l’ordonnance de Villers-Cotterêts ? De la poésie de Lucrèce il dira qu’elle se hisse parfois à la hauteur de celle de Virgile. Et même, dans son chapitre « Sur des vers de Virgile », un libre et long commentaire qui associe poésie, amour et érotisme, il cite longuement les vers où Lucrèce décrit l’étreinte adultère de Mars et de Vénus, plus concevable, selon lui, que celle, non moins suggestive mais « maritale », de Vénus et de Vulcain par Virgile.

Mais écoutons-le paraphraser en gourmet les huit vers choisis du De rerum natura qu’il vient de citer, extraits du bel hymne à Vénus qui ouvre le poème ; non sans les confondre, dans cette heureuse dégustation, avec les neuf vers de l’Énéide qu’il a reproduits quelques pages plus haut et qui ont servi de déclic, de rampe de lancement à ce chapitre: « Quand je rumine ce, reiicit, pascit, inhians [mots de Lucrèce], molli, fouet, medullas, labefacta [de Virgile], pendet [Lucrèce], percurrit [Virgile], et cette noble circunfusa [Lucrèce], mère du gentil infusus [Virgile], j’ai dédain de ces menues pointes et allusions verbales, qui naquirent depuis. A ces bonnes gens, il ne fallait d’aiguë et subtile rencontre [trouvaille] : Leur langage est tout plein, et gros d’une vigueur naturelle et constante : Ils sont tout épigramme [au sens ancien] : non la queue seulement, mais la tête, l’estomac, et les pieds. Il n’y a rien d’efforcé, rien de traînant : tout y marche d’une pareille teneur […] Quand je vois ces braves formes de s’expliquer, si vives, si profondes, je ne dis pas que c’est bien dire, je dis que c’est bien penser. C’est la gaillardise de l’imagination, qui élève et enfle les paroles. » Y compris, manifestement, celles du commentateur ému par la figure hybride, qu’il vient de composer avec les mots d’autrui comme on le fait pour un centon, des deux Vénus, la maritale et l’adultère, qui se confondent dans son évocation ou, devrais-je dire, dans son fantasme, puisque aussi bien ce chapitre vise d’abord à montrer ce que la poésie apporte à l’érotisme, et réciproquement.

Ainsi Virgile et Lucrèce finissent-ils ex-aequo dans cette course au podium des meilleurs poètes anciens, ou du moins des latins, car l’auteur dit ailleurs que la palme revient sans conteste à Homère le Grec, et il n’oublie pas non plus les Ronsard, Du Bellay et les poètes de la Pléiade, qu’il distingue avec soin de leurs émules. Je dis « course » et « podium » en pensant non seulement à la comparaison qui est ici menée entre les deux poètes latins, mais aussi à l’espèce de concours qui oppose, cette fois, Martial, Manilius, Lucain et Horace à la fin du chapitre « Du jeune Caton », ce grand Caton d’Utique, adversaire de César vaincu mais glorieux, que chacun d’eux encense à sa façon : « Mais voilà nos gens sur la carrière », écrit Montaigne. Ayant ainsi donné le départ à la façon d’un antique agonothète, il laisse les quatre athlètes concourir en citant un vers de chacun. Ainsi s’achève ce chapitre,  sans aucun commentaire superflu. Au lecteur de se faire juges.

Ailleurs, il ne se prive pas toutefois, de se faire lui-même juge et arbitre, comme par exemple dans « Des livres » (II, 10) : « il m’a toujours semblé, qu’en la poésie, Virgile, Lucrèce, Catulle, et Horace, tiennent de bien loin le premier rang ». Il a le goût des distinctions et des palmarès, ce qui après tout est bien compréhensible dans un livre qui a pour premier but d’exercer le jugement, esthétique aussi bien qu’éthique. A cet habitus on doit assurément les chapitres « Des plus excellents hommes » et « De trois bonnes femmes », mais aussi un hit-parade des poètes néo-latins de son temps : Dorat, Bèze, Buchanan, L’Hospital, Montdoré, Turnèbe (Odet, le poète, plutôt que son père Adrien, le savant). Au plafond de sa « librairie », orné de sentences peintes, il a mêlé les voix de deux d’entre eux (L’Hospital et Montdoré) à la polyphonie de poètes et écrivains anciens, dont les latins Lucrèce et Horace surtout, puis Martial, Perse, Lucain, Pline, Cornelius Nepos, Cicéron, qu’il croise avec des sentences grecques et des versets bibliques en grand nombre. Parmi ces sentences figure la fameuse déclaration humaniste du Chrémès de Térence : « Homo sum, humani nihil a me alienum puto ». Ce « bon Térence, dit-il, la mignardise et les grâces du langage Latin, je le trouve admirable à représenter au vif les mouvements de l’âme, et la condition de nos mœurs : à toute heure nos actions me rejettent à lui : Je ne le puis lire si souvent que je n’y trouve quelque beauté et grâce nouvelle ». Je pourrais dire à titre personnel la même chose de Montaigne, et je ne suis pas le seul…

Mais poursuivons, pour retrouver dans la « carrière » Virgile et Lucrèce en concurrence : « Ceux des temps voisins à Virgile se plaignaient, de quoi aucuns [certains] lui comparaient Lucrèce. Je suis d’opinion, que c’est à la vérité une comparaison inégale : mais j’ai bien à faire à me rassurer en cette créance, quand je me trouve attaché à quelque beau lieu de ceux de Lucrèce. » C’est sans doute un tel lieu que l’auteur avait en tête dans « Sur des vers de Virgile », parfaite illustration de ce propos. Mais place maintenant, dans cet esprit agonistique hérité des Grecs, au combat entre deux poètes comiques, Térence et Plaute : « J’estime que les anciens avaient encore plus à se plaindre de ceux qui appariaient Plaute à Térence (cettui-ci sent bien mieux son Gentilhomme) que Lucrèce à Virgile. Pour l’estimation et préférence de Térence, fait beaucoup, que le père de l’éloquence Romaine [Cicéron] l’a si souvent en la bouche, seul de son rang : et la sentence, que le premier juge des poètes Romains [Horace] donne de son compagnon. »

Ouvrons donc le Térence de Montaigne, j’entends celui de 1538 qu’il a copieusement annoté à 15 et à 20 ans, brièvement reparu en 1938, puis aussitôt disparu de nouveau jusqu’en novembre 2009, date à laquelle j’ai pu examiner et photographier à ma guise cet exemplaire en mains privées, puis transcrire et éditer les 230 annotations autographes qu’il contient. La très grande majorité concerne les deux premières pièces du recueil, l’Andrienne et l’Eunuque. Elles montrent que la main grecque du jeune homme était alerte et elles permettent de mettre en lumière plusieurs de ses lectures latines d’alors, pour ne pas parler ici des grecques : Ausone (pour les Dits des Sept Sages), Cicéron (De fato, De natura deorum, De officiis), Ovide (Épîtres), Plaute (Pœnulus, Mostellaria, Ménechmes), Livius (Tite-Live), Gellius (Aulu-Gelle), sans oublier quelques commentateurs ou grammairiens comme Servius, Linacre, Donat, Ælius Gallus, et Budé pour le grec. L’édition s’ouvre sur un court poème liminaire, De comicis latinis iambi, treize vers de Volcatius Sedigitus transmis par Aulu-Gelle, qui dressent le palmarès des meilleurs auteurs comiques, dans l’ordre Caecilus, Plaute, Nævius, Licinius, Attilus, Térence, Turpilius, Trabea, Luscius et Ennius. Dans ce canon maintes fois reproduit, Térence n’apparaît qu’à la sixième place, assez loin derrière Plaute. Au bas du poème, le jeune Montaigne de 20 ans, qui dès cette époque préférait donc Térence à Plaute, a inscrit une note brève et sans appel : « Iniqua falsi iudicis sententia », « Verdict injuste d’un pseudo-juge ». C’est déjà le langage du futur magistrat, conseiller à la Cour, mais c’est encore celui d’un arbitre, qui, sur le bord du stade, conteste les résultats d’une course de dix athlètes qu’un autre arbitre a falsifiés. Le chant V de l’Énéide qui enchantait Montaigne était, rappelons-le, plein de récits sportifs.

Il faut certes s’estimer bon juge, du moins en poésie, pour décrier ainsi un mauvais juge. Et Montaigne s’estime tel quand il dit « admire[r] plus sans comparaison, l’égale polissure et cette perpétuelle douceur et beauté  fleurissante des Epigrammes de Catulle, que tous les aiguillons, de quoi Martial aiguise la queue des siens ». Détournant cette métaphore vers l’équitation et passant d’un siècle à l’autre, comme il fait quand il déclare Virgile très supérieur à l’Arioste, il a ensuite cette formule, qu’il applique à tous ceux qui se perdent en fioritures et virtuosités stylistiques : « ils montent à cheval parce qu’ils ne sont pas assez forts sur leurs jambes ». Vient ensuite la comparaison avec la danse : « ces hommes de vile condition, qui en tiennent école, pour ne pouvoir représenter le port et la décence de notre noblesse, cherchent à se recommander par des sauts périlleux, et autres mouvements étranges et bateleresques ». Si les acteurs débutants portent des masques, se griment et se contorsionnent pour se faire remarquer, les grands acteurs n’ont besoin d’aucun de ces artifices pour émouvoir ou pour faire rire. C’était là sans doute, comme on l’a vu, l’avis des régents du collège de Guyenne, amateurs de palliatae et de togatae, non de farces, ni sans doute de comedia dell’arte, nouvelle venue en France.

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Les Essais sont essais du jugement de l’auteur sur tous sujets, y compris sur lui-même et sur ses propres écrits. Comme La Boétie dont il publie en 1571 les Poemata sans qu’on sache au juste s’ils lui plaisent, et sans doute comme tous les anciens élèves du collège de Guyenne, à qui une inscription encore conservée sur le linteau d’entrée proposait le poète bordelais Ausonius pour modèle, Montaigne s’était exercé jeune aux vers latins, mais il a effacé toute trace de ces  cette activité poétique, car, dit-il, « on peut faire le sot partout ailleurs, mais non en la Poésie ». Latin, le seul vers que nous ayons de lui est celui qu’en tant qu’éditeur et censeur (!) il a substitué au dernier vers d’une épigramme de La Boétie contre Dorat dont, selon Florimont de Raemond, ce dernier s’était indigné. Quand il parle de poésie, l’auteur des Essais, trouve naturellement le chemin d’une paronomase qui fait son et sens à la fois :  « Dès ma première enfance [donc avant même les années de collège ?], la poésie a eu cela, de me transpercer et transporter. Mais ce ressentiment bien vif, qui est naturellement en moi, a été diversement manié, par diversité de formes, non tant, plus hautes et plus basses (car c’étaient toujours des plus hautes en chaque espèce) comme différentes en couleur. Premièrement, une fluidité gaie et ingénieuse : depuis une subtilité aiguë et relevée. Enfin, une force mûre et constante. L’exemple le dira mieux. Ovide, Lucain, Virgile ». Trois poètes latins de l’Antiquité, pas même néo-latins, ni grecs, ni italiens. Montaigne, qui aime à « suivre le train de ses mutations » constate ainsi celle de ses goûts poétiques comme ailleurs de son rapport à l’argent, à la religion ou à la science.

Auteur, au début du siècle dernier, d’un très précieux ouvrage sur les sources des Essais, Pierre Villey précise qu’Ovide est cité 72 fois par Montaigne dans son livre, mais que la référence aux Métamorphoses s’amenuise d’une édition à l’autre (1580, 1588, 1595 posthume, pour les principales). Lucain est cité une trentaine de fois, Virgile près de 120 fois. Villey ajoute à ces noms Horace (150 fois, parmi lesquelles l’ultime citation qui clôt l’ouvrage sur une invocation confiant sa vieillesse au dieu citharède Apollon, « dieu de santé et de sagesse, mais gaie et sociale »), Lucrèce (149 fois), Térence (25), Plaute (4 citations seulement), Tibulle (8), Properce (19), Catulle (29), le pseudo-Gallus (10), Juvénal (50), Perse (23), Claudien (12), Martial (41) et plusieurs fois les Priapées, Manilius enfin (12) dont il disait jusqu’en 1588 qu’ils auraient honoré davantage sa traduction de la Théologie naturelle de Sebond, parue en 1569, que le sonnet pour lequel le jeune François d’Amboise avait été rémunéré par l’imprimeur-libraire : « Si mon imprimeur était si amoureux de ces préfaces quêtées et empruntées, de quoi par l’humeur de ce siècle il n’est pas  livre de bonne maison s’il n’en a le front garni, il se devait [aurait dû se] servir de tels vers que ceux-ci, qui sont de meilleure et plus ancienne race que ceux qu’il y est allé planter. »

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Dans le cabinet qui jouxte sa bibliothèque, dont le décor était inspiré d’Horace et d’Ovide, une longue inscription latine témoigne encore du moment où Montaigne a décidé, à 38 ans, de consacrer désormais sa vie à sa liberté, à sa tranquillité et à son loisir : « libertati suæ tranquillitatique et otio ». Dans l’un de ses premiers chapitres, « De l’oisiveté », il dira comment, à l’usage, cet otium escompté de patricien lettré s’est révélé ambivalent, voire dangereux pour l’équilibre psychique (« l’âme qui n’a pas de but établi, elle se perd »…), et comment cette expérience proprement affolante l’a conduit à l’écriture de soi. On aura reconnu dans ce programme de « vita nova » des accents fortement sénéquiens, pour ne rien dire des modèles de Dante et de Pétrarque.

À Sénèque on a parfois comparé Montaigne. Il en est tellement imprégné qu’il tend à confondre les emprunts qu’il lui fait avec sa propre prose, au point de s’amuser lui-même à la pensée qu’un lecteur pourtant averti pourrait bien donner au sage antique une « nasarde » (une chiquenaude sur le nez) en croyant la lui donner à lui. Villey a constaté qu’après avoir fait en 1580 un nombre considérable d’emprunts aux lettres, traités moraux et tragédies de Sénèque par allusions, réminiscences ; ou paraphrases en français et seulement une fois par citation textuelle en latin, Montaigne le cite 89 fois dans l’édition posthume de 1595, où il fait grand cas des Lettres à Lucilius. Avec Plutarque (dans la traduction d’Amyot), il est celui avec lequel il aime le plus à converser, comme il le fait à l’extrême fin du très long chapitre de l’« Apologie de Raymond Sebond ». Et dans le droit fil des Vies parallèles (un Grec, un Latin), il associe les deux noms dans sa « Défense de Plutarque et de Sénèque » (c’est encore une « apologie », comme celle, fameuse, de Socrate qu’il admire). Il a appris, dit-il, en les fréquentant l’un et l’autre, à « ranger [s]es opinions et conditions ». C’est sans doute là, à ses yeux, le mieux qu’on puisse attendre de la fréquentation des philosophes : clarifier sa propre pensée, mettre un peu d’ordre et de modération dans ses propres humeurs.

Le rapport de Montaigne avec Cicéron est plus équivoque, comme l’est d’ailleurs, mais pour d’autres raisons, son rapport avec Aristote, qu’il a au reste mieux lu qu’il ne le dit, au moins quand il était artien. Sur l’Exemplaire de Bordeaux, au bas du folio 169, avant de convoquer Sénèque il avait d’abord écrit : « Je veus qu’ils donent une nasarde a Pluton sur mon nez : et qu’ils s’eschaudent a injurier Ciceron ou Aristote en moi », avant de substituer par surcharge -arque (donc Plutarque) -on (Platon) et de remplacer la paire sacro-sainte des écoles par le seul « Seneque » (« Sénèque en moi »), qu’il apparie ainsi à Plutarque. Il lit beaucoup Cicéron durant ses dernières années, comme Platon d’ailleurs, source probable du lapsus calami… Dans l’édition posthume des Essais, on ne trouve pas moins de 190 citations latines de Cicéron et d’une centaine d’emprunts ou paraphrases. Ce sont surtout les traités philosophiques et moraux qui sont sollicités, en particulier les Académiques, le De natura deorum, le De divinatione et surtout le De officiis, le De finibus et les Tusculanes (80 emprunts dont 58 citations), sans oublier le De senectute et le De amicitia, ni les lettres Ad familiares, que l’auteur des Essais goûte très particulièrement, comme en général la littérature épistolaire. Si aucun de ses exemplaires de Cicéron n’a été retrouvé à ce jour, les Commentaires de Vittori (Victorius) sur son œuvre ont été conservés. Il lit aussi Aulu-Gelle et Quintilien (11 citations), Pline l’Ancien mais fort peu Pline le Jeune, beaucoup saint Augustin, surtout dans ses dernières années, en tout cas le De ciuitate Dei commenté librement par Vivès (34 emprunts dont 17 citations dans l’édition posthume).  

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Montaigne continue de lire les historiens et géographes, en particulier et de plus en plus les modernes sur la Pologne, la Hongrie, l’Allemagne, la Suisse, l’Espagne, le Portugal, les Flandres, la France, l’Écosse, l’Albanie, l’Allemagne et les pays germaniques, l’Angleterre et la Bretagne, l’Aquitaine, l’Italie, le pays de Foix et « lieux circumvoisins » de Béarn, Comminges, Bigorre, Armagnac et Navarre, l’Amérique du sud, la Chine et les Indes orientales, Chypre, Mâcon, Venise, Rome antique et Rome ecclésiastique, Florence et les guerres d’Italie, Mexico et les Indes Occidentales, le Brésil et la France antarctique, la Floride, Constantinople et la Turquie, la Judée, le Berry, le Nil et le Tibre, et j’en passe… Les historiens, dit-il, sont « mon gibier ». Et certes ils donnent à leurs lecteurs le plaisir de la chasse, ou du moins de l’enquête, comme l’indique le mot historia, d’origine grecque. Dans le « Journal de voyage », le secrétaire de Montaigne écrit que son maître, après être passé à Trente, aurait mieux aimé aller à Cracovie ou « vers la Grèce par terre », et non par mer. Les livres contentaient un peu et stimulaient beaucoup ce désir de voyage, non organisé, en pays étrangers où l’on pouvait s’essayer à des langues bien vivantes et côtoyer des humains dans leur diversité. Plutôt les hommes que l’Homme avec H majuscule. Plutôt l’histoire qu’une philosophie par trop spéculative. Et s’il faut user du singulier, va pour l’homme, mais avec minuscule, l’homme « en gros » (M.-L. Demonet).

Vivante reste cependant la langue latine à l’époque de Montaigne, au point que jusque dans les premières éditions posthumes, à l’inverse des citations grecques aucune des citations latines ne sera accompagnée de traduction (à une ou deux exceptions près, supprimées par rature sur l’Exemplaire de Bordeaux). Même s’il les annote désormais en français, il continue de lire ou de relire les historiens latins en langue originale. À commencer par son César de 1570 conservé à Chantilly, où il a fini d’annoter le De bello ciuili en février 1578, puis le De bello Gallico en juillet de la même année (plus de 700 notes au total). Un bilan terminal salue en César « un des plus grands miracles de Nature », « le plus net le plus disert et le plus sincere historien qui fut jamais […] Et le chef de guerre en toutes considerations des plus grans qu’ele fit jamais ». Les Essais consacrent à César nommément deux chapitres, mais son nom apparaît dans le corps du texte plus d’une centaine de fois. Voici ce qu’il écrit à son propos en 1580 : « je lis cet auteur avec un peu plus de révérence et de respect, qu’on ne lit les humains ouvrages : tantôt le considérant lui-même par ses actions ; et le miracle de sa grandeur : tantôt la pureté et inimitable polissure de son langage, qui a surpassé non seulement tous les Historiens, comme dit Ciceron, mais à l’aventure Ciceron même : Avec tant de sincérité en ses jugements, parlant de ses ennemis, que sauf les fausses couleurs, de quoi il veut couvrir sa mauvaise cause, et l’ordure de sa pestilente ambition, je pense qu’en cela seul on y puisse trouver à redire, qu’il a été trop épargnant à parler de soi. » Certes ce n’est pas un reproche qu’on pourrait adresser à Montaigne !… Il ne cache pas son embarras à l’endroit de César qu’il admire comme écrivain et comme chef, alors qu’il déteste sa cause. Toutes proportions gardées, il admire de même Henri de Navarre et Henri de Guise sans pour autant adhérer à leurs partis, huguenot pour l’un, ligueur pour l’autre. À la façon d’un miroir, César lui aura sans doute permis de voir plus clair dans les guerres civiles de son temps.

Aussi bon écrivain que César, Salluste arrive deuxième dans la course des historiens, mais les allusions ou citations de son œuvre ne dépassent pas le chiffre de trois ou quatre dans les Essais. Relu tardivement et d’une seule traite, Tacite, qui fait l’objet d’un éloge long et appuyé, fournit huit citations en 1595, Suétone 40 emprunts en 1580 et la compilation appelée plus tard « Histoire Auguste » 15 allusions. Quant à Tite-Live, lu très tôt comme le montrent deux notes latines de Montaigne sur un ouvrage de Giraldi, il y revient à la fin de sa vie, car on compte 38 citations de lui en 1595, toujours d’après Villey. Il découvre très tard, trop tard selon lui, le livre de Quinte-Curce sur Alexandre. Voici comment il parle de cette lecture dans une sorte de bilan qu’il a pris l’habitude de faire en fin d’ouvrage (les majuscules scandent ce texte sans ponctuation) : « Je commençai à le lire fortuitement convié par la beauté de la lettre seulement pour entamer et commençai par lui car ces additions qui vont devant je ne les ai pas vues En me jouant je m’y pris par sa beauté dépité que je ne l’eusse plus tôt vu et qu’on ne m’en eût fait plus de compte C’est un très bon auteur J’en ai vu plusieurs qui ont écrit d’Alexandre et expressément et en passant nul à mon gré si bien ni plus pleinement ni plus vraisemblablement Soigneux de toutes les parties de l’histoire L’air de son éloquence retire aux temps des premiers empereurs romains L’esprit vif pointu gentil au prix de tout autre Le parler brusque Le jugement mûr et juste Après que je l’eus entamé je le lus en trois jours Moi qui n’avais il y a dix ans lu un livre une heure de suite Achevé de lire le 2 juillet 1587 / 54 ». Sept citations migreront de là vers les Essais.

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Quelques livres de la « librairie » de Montaigne ont été retrouvés depuis le colossal travail de Villey et d’autres lectures ont été conjecturées sans pour autant désavouer les conclusions auxquelles son examen des sources avait abouti, notamment quant à la place occupée par la littérature latine dans les Essais. Près de trois ouvrages sur cinq qu’il a pu recenser sont en latin, cette langue qu’à défaut de la parler Montaigne lit encore si aisément, et en tous styles, qu’à 50 ans il « court de fil » tout l’œuvre historique de Tacite. Il explique lui-même, au chapitre « Des livres » ce qu’il ne cessera de rechercher dans les textes latins d’autrefois : « Si ce livre me fâche, j’en prends un autre, et ne m’y adonne qu’aux heures, où l’ennui de rien faire commence à me saisir. Je ne me prends guère aux nouveaux, pour ce que les anciens me semblent plus pleins et plus roides [solides]. » Il trouve ainsi chez eux, moins de quoi se divertir que de quoi se conforter, voire de se redresser dans les moments d’ennui ou de relatif confinement volontaire.

Pourquoi, dès lors écrit-il en français ? Pour essayer ou tester cette langue en mutation et qui a déjà produit de beaux fruits, en même temps qu’il teste les variations de ses opinions et humeurs. Quoi de mieux qu’une langue à l’essai pour y essayer son jugement, une langue mouvante qui puisse s’accorder à une pensée que se cherche, elle aussi en mouvement ? Et cependant il arrive à notre apprenti philosophe, bien décidé à rester apprenti, de trouver le français « suffisamment abondant, mais non pas maniant et vigoureux suffisamment : Il succombe ordinairement à une puissante conception. Si vous allez tendu, vous sentez souvent qu’il languit sous vous, et fléchit : et qu’à son défaut le Latin se présente au secours, et le Grec à d’autres. » En d’autres termes, le lexique est riche, mais la syntaxe manque de souplesse et de vigueur. C’est peut-être pour compenser ce défaut que l’auteur change parfois son cheval pour un plus ferme, comme ce cheval latin aux 1250 citations.

Il y a pourtant une façon plus triviale de justifier la présence d’autant de citations latines qui, pour un lecteur moderne, entrave plutôt la lecture qu’elle ne la sert. Montaigne, pourfendeur du pédantisme, avait bien senti venir la critique : « quelqu’un pourrait dire de moi : que j’ai seulement fait ici un amas de fleurs étrangères, n’y ayant fourni du mien, que le filet à les lier. Certes j’ai donné à l’opinion publique, que ces parements empruntés m’accompagnent : mais je n’entends pas qu’ils me couvrent, et qu’ils me cachent : c’est le rebours de mon dessein. Qui ne veut faire montre que du mien et de ce qui est mien par nature : Et si je m’en fusse cru, à tout hasard, j’eusse parlé tout fin seul », autrement dit sans aucune citation ou allégation. » Or il a fait et continue de faire après 1588 tout le contraire : « Je m’en charge de plus fort, tous les jours, outre ma proposition et ma forme première, sur la fantaisie du siècle : et par oisiveté. S’il me messied à moi, comme je le crois, n’importe : il peut être utile à quelque autre. » L’argument est faible, mais l’aveu éloquent : en multipliant les citations et allégations, l’auteur a sacrifié à la mode ou « fantaisie du siècle ». Pourquoi ? Peut-être, je pense, pour répondre aux exigences de ses éditeurs, Simon Millanges à Bordeaux, puis  Abel l’Angelier à Paris, tous deux soucieux de plaire à un lectorat lettré. Et il l’a fait à peu de frais, en citant de mémoire ou en recopiant tel auteur ancien, à portée de main dans la bibliothèque où il écrit, entouré de livres (« jamais ailleurs », précise-t-il).

L’éditeur peut d’ailleurs exiger de l’auteur un enrichissement ou des modifications qui lui permettent de présenter aux lecteurs un ouvrage nouveau : « Mon livre est toujours un : sauf qu’à mesure, qu’on se met à le renouveler, afin que l’acheteur ne s’en aille les mains du tout vides, je me donne loi [loisir] d’y attacher (comme ce n’est qu’une marqueterie mal jointe) quelque emblème supernuméraire [incrustation supplémentaire]. Ce ne sont que surpoids, qui ne condamnent point la première forme, mais donnent quelque prix particulier à chacune des suivantes, par une petite subtilité ambitieuse. » Voilà ce qu’écrivait Montaigne en 1588, et qui reste vrai pour l’édition posthume, augmentée de nombreuses additions, mais aussi de nombreuses citations, cette fois toutes latines ou presque. Sur l’Exemplaire de Bordeaux où il la préparait, il a écrit de sa main « Sixieme edition Viresque acquirit eundo » (« Et il acquiert des forces en allant »). Virgile disait cela de la rumeur et Montaigne le dit de son livre, qui ne cesse de grandir et grossir, comme les robustes putti aux quatre coins du titre-frontispice de 1588. Sur cette épigraphe latine s’achève en somme ce livre toujours enrichi, et avec lui mon exposé.

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