Illustration : La Mort de Sénèque, J.-L. David, 1773, Petit Palais, Paris.
Donatien Grau est maître de conférences habilité des universités, Conseiller de la Présidence des musées d’Orsay et de l’Orangerie.
C’est dans la belle salle Julien Gracq, et devant un public nombreux que s’est déroulée notre dernière conférence de l’année. Et ce fut un grand plaisir, de l’émotion aussi, d’accueillir Donatien Grau, ancien élève du lycée Henri-IV. Certes, ce n’est pas la première fois que nous recevions d’anciens khâgneux : l’historien Johann Chapoutot, l’historienne de l’art Charlotte Guichard. Mais, s’agissant de Donatien Grau, le plaisir et l’émotion étaient plus vifs, non seulement parce que Donatien a été un étudiant particulièrement brillant et attachant, mais aussi parce que les débuts de son parcours, devenu en moins de 10 ans « fulgurant » a coïncidé avec les commencements de notre association, à laquelle il a apporté d’emblée un précieux soutien.
Donatien Grau est trop jeune pour ne pas mériter qu’on insiste, sans s’arrêter au détail, sur la richesse et la variété de ce parcours :
- Une trajectoire brillamment académique, dans l’acception pleinement positive du terme : École normale supérieure, Agrégation de lettres classiques, Diplôme de l’Institut d’Études Politiques de Paris, soutenance brillante de 3 thèses, qui lui ont valu le titre de Maître de conférences qualifié des universités.
- Une activité et une production éditoriales intenses ( Tout contre Sainte-Beuve – Prix François Victor Noury de l’Institut-, Néron en occident, Le roman romain, les Entretiens avec Pierre Guyotat, Le musée transitoire – coécrit avec Emmanuele Coccia-, et tout récemment La bibliothèque dans la vie. Des essais publiés pour la plupart chez Grasset, où Donatien Grau codirige la collection « Figures ».
- – Une passion pour la peinture et l’art contemporain, et donc une activité muséale et de commissaire d’exposition qui l’ont conduit à la fonction qui est la sienne aujourd’hui de Conseiller pour l’art contemporain auprès de la Présidence des musées d’Orsay et de l’Orangerie.
- Ce qu’il y a de plus remarquable dans ce parcours, outre l’érudition savante et le travail qu’il implique, c’est l’aisance avec laquelle sans s’embarrasser d’un pathos de la rupture ou de la déconstruction, Donatien Grau navigue du plus lointain aux figures les plus extrêmes de la modernité, tissant des liens entre l’Ancien et le Nouveau. La métaphore du tissage n’étant pas pour lui déplaire, lui qui se plaît à définir les écrivains comme « des couturiers de textes et d’existences »et qui a noué une étroite collaboration avec le regretté grand couturier Azzedine Alaya.
Aussi bien verrions –nous volontiers en lui, déjà, un écrivain, « pontife », à l’instar de la ville de Rome, qui l’inspire, et, puisque son jeune parcours laisse présager d’autres accomplissements, pourquoi pas l’écrivain « faiseur de ponts de notre modernité » ? Cécilia Suzzoni, présidente honoraire de l’ALLE.
Conférence prononcée le mercredi 22 mai 2019 à 18h30 au Lycée Henri-IV.
Merci, chère Cécilia, de votre invitation. Merci à l’Association le Latin dans les Littératures Européennes, au lycée Henri-IV, bien sûr. Je vois bien des visages dans l’assemblée qui étaient ceux, il n’y a pas si longtemps, de mes professeurs, et de mes condisciples. C’est donc dire combien je suis intimidé de parler devant vous. Combien aussi j’ai réfléchi à ce que j’allais présenter, ici, dans cette institution qui a été, et qui est, pour tant d’entre nous, dans tout ce que nous entreprenons, l’origine d’une discipline de travail, de méthode, et, même, d’imagination. Nous avons ici appris à penser.
Pour vous dire à quel point cette méthode et ses impératifs demeurent présents à mon esprit, j’ai, comme d’ailleurs me l’avait suggéré, avec sa manière si persuasive, Cécilia, écrit cette intervention. Je pensais que pour parler de Néron, sur lequel j’ai donc écrit cet ouvrage, Néron en Occident, mais aussi quelques articles, je pourrais m’exprimer librement, avec des notes. Mais la nécessité, pour répondre à l’invitation, d’écrire un texte a induit, surtout, un besoin de revenir sur mes pas, de réfléchir à nouveaux frais. De ne pas considérer ce que j’avais écrit il y a, tout d’abord, neuf ans, puis repris il y a six ans, comme donné. De recréer de la distance, de l’écart, de penser de nouveau. De ne pas considérer les travaux de l’historien que je suis – mes propres travaux – comme une matière présente, mais de les historiciser dans le cours de ma propre recherche, de les enrichir à partir du lieu d’où je parle aujourd’hui.
Mais était-ce il y a neuf ans ? Car en reprenant mes travaux pour cette intervention, je me suis rendu compte que tout avait commencé, il y a treize ans, ici même, lorsque, élève de khâgne, j’écrivais article de numismatique romaine sur article de numismatique romaine. Je faisais même de sujets de concours des sujets d’articles. J’admire encore aujourd’hui les magazines qui publiaient – et rétribuaient – des articles tels que « Forum républicain et fora impériaux dans la numismatique romaine ». Lors de cette année de khâgne 2005-2006, je commençais cet article qui devait paraître en 2009 dans la Revue numismatique, intitulé « Néron héritier d’Auguste ». C’est ici, au lycée Henri-IV, que ce travail a commencé. Il me semble donc que le restituer dans ces murs prend une connotation, et requiert une exigence toutes particulières.
Je ne vais donc pas vous résumer cet ouvrage, Néron en Occident. Sinon pour vous dire, très simplement, que ce livre s’élève contre la méthodologie de la biographie impossible d’un empereur qui a été, dès avant même son accession à l’Empire, quand son prédécesseur Claude choisit de l’adopter et de l’élever au titre de César, une construction de discours, d’images, une construction politique. Nous ne l’avons jamais connu – et quand je dis « nous », j’entends « nous », qui n’avons pas été en contact personnel, intime, de la personne de Néron même. Pourquoi donc s’obstiner à vouloir écrire, à partir d’une historiographie d’une part plus tardive, d’autre part écrite par les ennemis du régime néronien, une biographie ? Tout en sachant combien le concept de sujet est, dans l’Antiquité, problématique et peu établi.
Et pour vous dire aussi que l’ouvrage repose sur la définition de cinq figures néroniennes au travers de deux mille ans d’histoire : le « Néron néronien », qui est aussi un « Néron augustéen », dont l’élaboration, à sa propre époque, lors de son règne entre 54 et 68 de notre ère, et, déjà, depuis son adoption par Claude en 51, a consisté en une réinvention du premier prince, Auguste, donc Néron descendait en droite ligne par sa mère Agrippine, arrière-petite-fille du fondateur. Dans l’iconographie monétaire comme dans les textes (de Sénèque, de Lucain, de Calpurnius Siculus), comme dans les documents épigraphiques (je pense à l’inscription d’Akraiphia, le discours sur la liberté des Grecs), l’aller-retour entre Néron et Auguste est permanent. Après la mort de Néron, son suicide à la villa de Phaon, alors qu’il était acculé par la révolte des armées sur les frontières rhénanes et orientales, ainsi qu’en Espagne, l’image s’inverse : un Néron anti-augustéen, dont l’image vient contredire tout le récit établi de son vivant, et qui s’impose comme l’image à la fois du tyran politique et du monstre tragique. Elle innerve toutes les formes, de la poésie à l’histoire – les « trois grands », Tacite, Suétone, Dion Cassius – à la philosophie et à la rhétorique. C’est le Néron des mondes païens, jusqu’aux débuts du Ve siècle. Il est suivi par le Néron des mondes judéo-chrétiens, dont le règne s’étend pendant plus de mille ans, à partir de la patristique, et, indirectement, peut-être même, de l’Apocalypse et des Oracles sibyllins, jusqu’aux écrits médiévaux. Il est suivi par un retour, à partir de la Renaissance, du Néron tyrannique et monstrueux, dont l’image se développe au travers des temps modernes, avec de forts enjeux de théorie politique et esthétique – jusqu’à l’Essai sur les règnes de Claude et de Néron de Diderot (1778). À ce moment-là se développe la dernière manifestation de Néron, celle d’une figure de l’histoire hors de l’histoire, s’ouvrant à la fois à la jouissance du divertissement et aux chantiers de la recherche. Ce Néron est le point de départ du propos que je tiens ici.
Ce que je voudrais vous proposer ce soir, ce n’est pas la version « digest » d’une recherche, c’est une série de lignes de fuite autour d’une question, et d’une hypothèse, qui serait de dire que Néron est une figure du seuil, entre ce que nous connaissons en nous et en dehors de nous et ce que nous ne connaissons pas, en nous et en dehors de nous. Qu’il se situe exactement à la membrane de ce que Florence Dupont a appelé l’altérité incluse, mais que l’on pourrait aussi dénommer l’« identité exclue ». Le cheminement que je vous propose nous fera passer, au travers de quelques moments, de l’altérité incluse à l’identité exclue. Nous aurons trois étapes essentielles dans notre parcours, où j’essaierai de vous présenter des textes grecs, latins, français parfois méconnus, où la figure de Néron est mise en jeu : la première évoquera le thème oriental, la seconde le thème antéchristique, le troisième le thème raciste ou racialiste. Je concluerai, de façon synchronique, sur la figure de Néron comme manifestation de ce que nous voulons autre en nous-même. Chacune de ces figures représente un moment, ou une cristallisation de moments, où la civilisation occidentale utilise Néron pour exorciser ses propres craintes par rapport à elle-même, par rapport à ses tensions, à son devenir.
Commençons donc par le Néron oriental, et, plus précisément, par le thème d’un Néron qui reviendrait d’Orient après sa mort – ou qui ne serait pas véritablement mort. Suétone s’en fait l’écho, quand il indique, à la fin de la Vie de Néron (LVII) : « Et tamen non defuerunt qui per longum tempus uernis aestiuisque floribus tumulum eius ornarent ac modo imagines praetextatas in rostris proferrent, modo edicta quasi uiuentis et breui magno inimicorum malo reuersuri », « Et pourtant il ne manqua pas de gens pour orner longtemps encore son tombeau des fleurs du printemps et de l’été, et porter aux rostres tantôt ses images vêtues de la robe prétexte, tantôt des édits, comme s’ils étaient ceux d’un vivant qui allait bientôt reparaître pour le mal de ses ennemis. » Puis – et c’est Suétone qui parle : « Denique cum post uiginti annos adulescente me exstitisset condicionis incertae qui se Neronem esse iactaret, tam fauorabile nomen eius apud Parthos fuit, ut uehementer adiutus et uix redditus sit », « Enfin, vingt ans après sa mort, lorsque j’étais jeune homme, il parut un aventurier qui se disait Néron. Son renom fut si favorable auprès des Parthes qu’il en reçut beaucoup d’aide et ne fut rendu qu’avec beaucoup de peine. » On sait que Néron avait reçu l’hommage du roi des Arméniens Tiridate, cérémonie qui est figurée sur les émissions monétaires – notamment sur les sesterces. Ainsi peut-on rattacher cette mention– sur laquelle s’achève la biographie – à une affection particulière des Orientaux envers le dernier Julio-Claudien. Et c’est bien de cette manière que le présente Suétone.
Mais on peut également relier les deux passages, et y voir la manifestation soit d’un Néron fantôme, soit d’un Néron qui n’aurait pas connu la mort. En tout cas d’un Néron qui défierait les règles des humains, qui naissent, vivent, et rejoignent le royaume des défunts. Néron, suicidé, ne serait pas mort ; et non seulement il ne serait pas mort, mais il serait rendu en Orient. Il aurait défié les règles de l’humanité, les règles de l’identité romaine. Il est d’ailleurs pas étonnant que les Romains aient éprouvé le besoin que ce faux Néron adoubé par les Parthes leur fût rendu : pourquoi, après tout, ne pas laisser l’aventurier prospérer tranquillement à Tigranocerte, chez les Arméniens, ou à Ctésiphon, chez les Parthes ? C’est que sa seule existence étaient inacceptable, et problématique : qu’il y ait un faux Néron, et que celui-ci prospère, en Orient, signale une aspiration, qu’il en fût ainsi, et en même temps, un effroi. On ne peut laisser un faux Néron exister en Orient.
Pourquoi le faux Néron était-il en Orient, chez les Parthes, alors même qu’il en avait, après Auguste – et il avait d’ailleurs manifesté cette continuité dans son monnayage -, marqué la soumission ? Parce que, dans l’imaginaire collectif romain où ce récit s’inscrit, il était en quelque sorte un traître, et son véritable public, pour ainsi dire, était en Orient : il aurait orientalisé le pouvoir, il serait un Romain ayant échoué à Rome, et ayant trouvé non seulement asile mais succès chez l’ennemi héréditaire, celui-là même qui avait défait et mis à mort à Carrhae en 53 avant notre ère, onze légions et un proconsul, un triumvir, Crassus. Si on y pense, le fait de partir en Orient est d’autant plus frappant que Néron descend, de tous côtés, des plus grandes familles de Rome : ascendance julienne, ascendance claudienne, et, par son nom de naissance, l’héritage des Domitii Ahenobarbi, famille illustre depuis le IVe siècle avant notre ère.
Le retournement est total : quand les morts ne meurent pas, ils vont en Orient, et ce d’autant plus quand ils sont d’illustre ascendance et qu’ils ont été princes de Rome. On voit là se coaliser deux craintes, l’une métaphysique – on vivait, à Rome, un peu comme à Los Angeles aujourd’hui, parmi les fantômes – l’autre politique – l’ennemi parthe. En même temps, c’est une radicalisation de la conception des Parthes comme figures de l’altérité orientale absolue – contrairement aux Grecs, qui ont été intégrés de longue date.
On peut rapprocher ce passage d’un texte de Pline l’Ancien, où il évoque une initiation de l’empereur aux mystères de la religion parthe –le mazdéisme persan. Ce faisant, il l’incrimine implicitement de trahison culturelle de Rome et de collusion avec l’ennemi séculaire, l’un et l’autre se retrouvant pour finir, puisque abandonner les dieux de l’empire, c’est faire que les dieux de l’empire l’abandonnent –et donc, d’une certaine manière, préparer sa chute. Dans le livre XXX, consacré à la Magie et [la] pharmacopée (Histoire naturelle, XXX, 14-17), il mentionne l’attirance pour les pratiques occultes, d’un prince qui « a pu voir que tout cela n’était que stupidités et mensonges » :
Le mage Tiridate était venu à lui, apportant le triomphe d’Arménie remporté sur lui, et, pour cette raison, chargé de provinces. Il avait refusé de voyager par bateau parce qu’ils ne pensent pas permis par leur religion de cracher dans la mer et de souiller la nature par ce produit de la nécessité des mortels. Il avait amené avec lui des mages, ils l’avaient même initié dans des repas de mages ; cependant, alors qu’il lui aurait donné son pouvoir, Néron ne put recevoir de lui sa technique.
Ce passage assez développé a suscité de nombreux commentaires. Avant même de se poser la question de savoir si, oui ou non, Néron a été initié aux cultes orientaux, il faut noter la récurrence du mot « mage », qui revient deux fois, et même une troisième sous la forme du dérivé « magique » : il s’agit clairement, pour Pline, d’insister sur le caractère ésotérique de la tentation subie par l’empereur, une tentation hors de la cité, de sa légitimité et de sa religion. Au-delà même de cette forte présence lexicale du thème de la sorcellerie, il y a lieu de remarquer combien cet extrait est soigné stylistiquement, d’une grande vivacité, marquée notamment par des asyndètes.
Si donc l’auteur propose avec ce passage un morceau d’écriture, il offre aussi un exemple de réécriture de l’Histoire. Car ce mage n’est autre que le roi d’Arménie venu faire sa soumission à Rome en 66 : dans l’ordre de la réalité, c’est d’abord un souverain et ensuite, peut-être, un sorcier. Mais Pline utilise l’image de l’Oriental pour renverser les polarités : le caractère officiel de la visite est complètement effacé, pour laisser place à une vision partielle, qui devient alors le symbole des caprices d’un empereur perdu, qui cherche, dans sa démesure, à dépasser son rôle dans l’Etat, la société et le monde.
Ce thème d’un Néron oriental est manifesté de la manière la plus claire dans les Oracles sibyllins, cette fois-ci du point de vue de l’hellénisme d’Orient. Ce corpus prophétique (IV, v. 119-124), écrit en grec mais appartenant au monde juif, semble lui aussi apporter sa contribution à la mythologie du prince :
Et alors de l’Italie un grand roi et qui a accompli des actes d’envergure
Fuira, sans apparaître, sans qu’on en soit informé, au-delà du passage de l’Euphrate
Quand la souillure maternelle d’un meurtre horrible
Il osera, et beaucoup d’autres crimes, agissant avec sa main de malheur.
Beaucoup autour du trône de Rome ensanglanteront le sol
Alors qu’il sera parti sur la terre parthe.
On retrouve là des thèmes évoqués par Suétone : le matricide, les crimes, la guerre civile de l’année des quatre empereurs, et la dénomination d’un « un grand roi et qui a accompli des actes d’envergure ». Néron ne serait pas mort, il aurait donc fui, et serait resté vivant, dans une vie qui n’aurait pas connu d’interruption. Cette thématique d’un « éternel retour » de Néron prend clairement une connotation eschatologique, dans l’horizon de l’Orient impérial, avec son bouillonnement religieux et culturel, les conflits qui y prennent place, notamment le conflit permanent contre les Parthes en Mésopotamie – ces mêmes Parthes chez qui Néron se serait réfugié. La littérature orientale de langue grecque et de culture juive semble donc être le lieu où se sont mêlées plusieurs traditions, qui ont trouvé pour catalyseur et pour unificateur le dernier empereur de la lignée d’Auguste. Il y a à la fois une présence du thème d’époque de l’eschatologie et la spécificité de la figure de Néron qui en constitue le fixateur. On retrouve là, dans des perspectives différentes, celle de Pline, de Suétone, et des Oracles sibyllins, datant des années 70 de notre ère, des années 110/120, et de la fin du IIe/début du IIIe siècle, une tradition commune : celle d’un Néron romain (« de l’Italie un grand roi », « le trône de Rome »), qui se serait mêlé aux magies d’Orient, et qui serait venu, au moment de sa défaite, en Orient. D’un Néron qui aurait mêlé sa romanité à la forme d’identité exclue par Rome : l’Orient. On sait pourtant que l’identité « gréco-romaine » de l’Empire est, comme l’a montré Paul Veyne, un donné irréfutable déjà au temps du principat. En revanche son identité orientalo-gréco-romaine, qui est un fait tout aussi établi, par les traditions archéologiques et textuelles, ne l’était pas. Et cet aspect, Néron l’aurait intégré. Que ce soit historiquement véridique ou non, je laisse la question ici en suspens, car y répondre nous conduirait à de longs développements. Mais en tout cas c’est une itération manifeste de l’identité exclue : de l’impensable d’une tradition, un Romain oriental.
Deuxième aspect : l’eschatologie. Néron, origine de la destruction du temple, est aussi le premier persécuteur des chrétiens : à la fois mystère monstrueux et agent de la volonté divine. Il est ainsi présent dans l’Apocalypse selon Jean, qui appartient au terreau judéo-chrétien de la deuxième moitié du Ie siècle. Selon la tradition d’Irénée, la vision de Jean à Patmos aurait eu lieu sous le règne de Domitien ; cependant, bien des éléments paraissent indiquer une première rédaction plus ancienne, et il a été possible de remonter la datation jusqu’au moment qui suivit immédiatement la destruction du Temple, en situant Jean dans la sphère de l’eschatologie juive qui se développa après ce moment.
Dans cette perspective, la Bête qu’évoque le texte serait Néron lui-même, dont le règne s’opposerait à celui, céleste, de Dieu : semblent l’indiquer des passages du chapitre XIII de l’Apocalypse, notamment « Le Dragon lui donna sa puissance et son trône, et une grande autorité », qui signale le pouvoir de la Bête, d’ordre politique – le terme « autorité » pouvant se lire en rapport à la figure impériale, ainsi que ce qui suit immédiatement : « il lui fut donné autorité sur toute tribu, tout peuple, toute langue, et toute nation. Et tous les habitants de la terre l’adoreront. » Ce qui est évoqué en ces termes, c’est exactement le pouvoir dévolu au souverain dans le cadre de l’Empire, qui inclut en effet des peuples d’origines très diverses. En outre, le chiffre même de la Bête, six cent soixante-six (Apocalypse, XIII, 16-18), est précisément l’équivalent, selon la numérologie talmudique, du nom grec transcrit en hébreu « Néron César ». Cette tradition fait de Néron la manifestation du Mal, et donc de la fin du monde : à cette étape, c’est l’Empire lui-même qui est une eschatologie.
Le poète Commodien, inspiré, au milieu du IIIe siècle, par les Oracles sibyllins, dans son poème Apologétique, consacre un long passage de plus de cent vers (Apologétique, v. 827-935) à la venue de l’Antéchrist –au retour de Néron :
Pour nous, Néron est devenu l’Antéchrist, lui l’a été pour les Juifs;
Ces deux-là sont, de toute éternité, les prophètes à la fin ultime.
Néron n’est plus tant un personnage inscrit dans un devenir historique qu’une figure figée dans le monde : celle de l’anti-religion, de l’anti-christianisme, alors même qu’il en est la révélation. Cette présence se manifeste lors de la persécution des chrétiens sous Valérien (253-260). En ce moment de crise, alors que l’empire est assailli de toutes parts, resurgit l’eschatologie du prince et se forge un mythe voué à un brillant avenir. Nous sommes deux cents ans après sa mort.
C’est dans un premier temps le texte même de l’Apocalypse qui a fait fonction de matrice pour la montée en puissance de l’association, dans la littérature chrétienne, de Néron et de l’Antéchrist. Dans le commentaire qu’il en livre (XVII, 9-11), le premier à être transmis, Victorin de Petau, à la fin du IIIe siècle, sous la persécution de Dioclétien, explicite l’identification entre le Néron et la « bestia ». Avec Dioclétien, c’est le retour de la persécution première qui apparaît, celle initiée par Néron, donc.
À la fin du IVe siècle, une nouvelle école chrétienne se développe, qui se fonde sur la nécessité de former un regard synthétique, enrichi d’apports de chacune de ces perspectives. Il s’agit alors de christianiser la littérature autant que de faire sourdre dans la religion les voies de la réalité profane. Ainsi le texte de référence n’est-il plus l’Apocalypse en elle-même mais la Deuxième Epître aux Thessaloniciens de Paul, qui propose une version moins violente de la venue du Christ, et ne noue pas le lien entre la figure extrême de Néron et l’image de l’Antéchrist.
Jean Chrysostome est un témoin particulièrement précieux de ce moment essentiel, où il est nécessaire de fonder en raison une foi irrationnelle : au tournant de deux mondes, il prend en compte chacune de ces écritures néroniennes. Parmi les quelques mentions du dernier des Julio-Claudiens dans son œuvre, deux trouvent une consonance particulière dans le réseau de sens de l’Antiquité tardive. La première se trouve dans sa IVe Homélie sur la IIe Epître aux Thessaloniciens (1):
« Le mystère de l’injustice avait déjà court »[verset paulinien] : on parle de Néron à ce sujet, en disant qu’il est l’archétype de l’Antéchrist : c’est qu’il voulait être considéré comme un dieu.
Jean Chrysostome prend ses distances avec cette figure de Néron Antéchrist, sous la forme de la formule assez vague « on parle ». Cependant, il maintient dans son horizon du commentaire paulinien cette perspective religieuse, qu’il rationalise en la mettant en relation avec le thème de l’hubris du tyran. Dans une autre homélie, Sur les mots : que le Christ soit annoncé (§ 4), il poursuit l’entreprise de retour de la figure du prince dans un réalisme historique :
Ainsi Néron, l’empereur d’alors, comme un quelconque voleur qui percerait les murailles, alors que tout le monde dormait d’un sommeil lourd et insensible, s’emparait-il des biens de tous, brisait les mariages, mettait sens dessus dessous les maisons et montrait l’image parfaite du mal.
Jean Chrysostome s’inspire alors des thèmes de l’historiographie latine, qui représentent l’empereur comme un débauché. La rationalisation passe de fait par la voie d’une démythification du personnage, avec un retour aux détails anecdotiques. Le père de l’Eglise réussit donc à renouveler la perspective chrétienne, en la transformant par le biais de l’utilisation des lieux rhétoriques : le christianisme, avec Jean Chrysostome comme avec la correspondance Sénèque- Paul, prend des couleurs plus réalistes et moins mystiques.
Lactance et Sulpice Sévère, historiens des débuts du christianisme, évoquent tous deux la légende antéchristique de Néron, tout en la remettant en perspective, en doute. Lactance, dans La mort des persécuteurs (II, 8-9), hérite d’un certain nombre de conceptions qui lui sont antérieures : il fait directement référence aux Oracles sibyllins et aux Evangiles apocryphes, qui, autant que l’Apocalypse et que le texte de Paul, apparaissent comme les fondations de tout le discours postérieur sur un Nero reseruatus.
Il n’accorde à la légende antéchristique qu’un statut de rumeur :
Certains, dans leur folie, pensent qu’il a été transporté ailleurs et qu’il est gardé vivant, puisque la Sibylle dit qu’un matricide fugitif viendra des confins de la terre, comme si le premier persécuteur devait être le dernier et précéder la venue de l’Antéchrist ; mais nous ne devons pas croire certains saints qui pensent que, de même que deux prophètes ont été transportés vivants pour attendre les temps derniers avant l’empire saint et éternel du Christ, quand il descendra, de même Néron viendra, comme l’avant-garde et le précurseur du diable venant pour la dévastation de la terre et l’écrasement du genre humain.
Sulpice Sévère (Chroniques, II, 28, 1-3), théologien de la fin du IVe siècle, auteur de la Vie de Saint Martin qui devait avoir un grand succès au Moyen-Âge et d’une Histoire sacrée où il présente lui aussi la genèse de l’Eglise, se réfère aux Actes des Apôtres ainsi qu’au thème de l’Antéchrist, qu’il assimile à une « opinion ». Il y a donc très loin de cette posture distanciée, rationalisée, à la terreur mystique d’un Commodien ou d’un Victorin.
Devenu le culte dominant, le christianisme n’a plus le devoir d’insister sur ses souffrances et sur la mystique de la persécution : commentant lui aussi le verset paulinien, Augustin (La cité de Dieu, XX, XIX, 3) utilise toutes les précautions possibles pour signaler qu’il ne croit pas en l’interprétation antéchristique qui lui a été donnée de Néron, en faisant usage d’expressions comme « quelques uns supposent qu’il ressuscitera et sera l’Antéchrist ». Le christianisme des premiers siècles se confronte à une figure de la destruction : l’altérité non seulement humaine, politique, du tyran, mais celle, religieuse, métaphysique, qui oppose aux fidèles l’Antéchrist. Le jeu d’approchement, d’éloignement, face à une telle figure n’est rien d’autre que la confrontation à l’altérité, à l’impensable.
Troisième point, en même temps qu’une altérité religieuse : l’altérité raciale. C’est un aspect peu connu de la littérature médiévale. Néron le noir, et Néron l’Arabe, qui viennent se mêler au démon. Les occurrences démoniaques de Néron au Moyen-Âge sont nombreuses : parfois même, il ne reste aucune trace de ce qui est ailleurs un personnage historique, à la même époque. Guillaume, dans le Couronnement de Louis, au XIIe siècle, n’hésite pas à les ajouter, en mettant sur le même plan « Beirzebut » et « Neiron ».En ancien français Néron se dit « Neiron » et « Noiron », où l’on retrouve le terme « noir ». D’où la notion d’un Néron noir, qui vient s’ajouter aux conceptions de Satan, comme ayant été noir. Le « Pré Noiron » est le nom donné au lieu où aurait été crucifié Pierre.
Dans la chanson de Maugis d’Aigremont, près de quatre cents verssont consacrés à un personnage qui porte précisément ce nom, Néron est décrit et agit comme un démon infernal. « Néron » mène alors son armée de démons à l’assaut du camp du preux Maugis, qu’il assaille de ses sortilèges. Le personnage a « les yeux plus rouges que ne flambe le charbon » et est ainsi une véritable figure démoniaque.
Le point extrême de cette transformation est atteint avec Noiron li Arabis, ouvrage anonyme du XIVe siècle, dans lequel a lieu un étrange syncrétisme entre le nom de Néron et des éléments d’identité empruntés à Satan et à Mahomet. Le mal se conjoint au paganisme et à l’hérésie pour proposer au lecteur un condensé de ce qu’il doit haïr. A cette figure négative, à la fois pré et anti-chrétienne, l’auteur oppose Virgile, qui, dans des termes qui rappellent ceux de la IVe Eglogue, et participent du discours millénariste auquel est associée la figure de Néron, annonce la fin de l’ancien monde et la venue du Christ :
Vos palais tant durra
Que une verge pucelle enfant aura.
Lors le perdrés, en habisme cherra ;
Ne ja puis ame en enfer n’entenra,
Dusch’a ce jour que chieus qui tout crea
Au grant juïsse son jugement tenra.
Le texte évoque ensuite les aventures de Néron, qui parle au nom des démons de l’enfer, ouvre un fossé vers la Satanie et se fait couper la tête après la naissance de Jésus. Nous sommes confrontés à une version extrême, qui mêle Néron, dont il reste des filaments historiques, aux trois formes d’altérités liées : l’altérité religieuse, l’altérité raciale et l’altérité dans l’humanité.
Ces trois formes extrêmes, par l’Orient, par la religion, par la race, sont liées : de l’Orient découle la religion, et de la religion découle la race. Néron est oriental, démoniaque, musulman, arabe, noir. Toutes choses qui faisaient l’objet à la fois d’une lutte, et, en même temps, il ne faut pas le nier, d’une coprésence : il y avait des figures orientales dans la Rome du Ie et du IIe siècles, évidemment dans l’Orient des Oracles Sibyllins, l’Antéchrist était une figure vivante du sentiment de la religion lors des premiers siècles du christianisme, et les Mores existaient dans les préoccupations et les phantasmes de chacun au Moyen-Âge.
Je n’ai pas évoqué, ici, les figures tyranniques, le sexe, la faiblesse, le devenir poète, la violence, l’inceste, le matricide, et la fascination esthétique, qu’il ne faut pas nier, et que provoque cette figure de l’histoire. On s’est longtemps concentrés et on se concentre souvent encore sur Tacite, Suétone, Dion Cassius, Sénèque, et sur quelques autres textes. Ils ne représentent que quelques aspects d’une histoire plus diffuse, plus large, plus complexe aussi. C’est celle de l’identité exclue : de ce qui, en nous, dans notre civilisation, nous gêne, nous empêche, et, en même temps, nous excite tant : l’Orient des Romains, l’Antéchrist des chrétiens, les Mores du Moyen-Âge. Trois exemples extrêmes, aux antipodes de la rationalité des représentations du tyran, du débauché, mais qui a en réalité beaucoup à voir avec elles : que nous voyions en Néron le tyran de l’Octavie du pseudo-Sénèque, ou celui des historiens, ou celui de Racine, ou le faible cruel du Quo Vadis de Mervyn LeRoy, pour aller de l’autre côté de l’histoire, voire le personnage de certains films érotiques italiens (dont le premier film de Brigitte Bardot), voire Donald Trump – ce fut une des premières identités historiques assignées à celui qui était alors candidat républicain à l’élection présidentielle de 2016 -, c’est à chaque notre époque que nous venons interpréter.
Ce simple geste, de voir en la figure de Néron celle de l’identité exclue, ce qui en nous pose problème, interroge, et doit donc être rejeté, permet seulement d’écrire un prélude à l’écriture l’histoire. On a longtemps cru que l’histoire des mondes anciens était un donné, qu’elle était ferme, établie, que Tacite, Suétone, Dion Cassius nous avaient tout dit : quand nous commençons à passer les récits au crible de l’identité exclue, et que nous faisons rentrer celle-ci de nouveau dans l’équation, alors, et alors seulement, nous pouvons commencer à jeter un regard neuf, en même temps originel, sur l’époque que nous venons analyser. Quand nous avons épuré notre regard, quand nous avons nommé et dénombré tous nos présupposés, nous pouvons voir ce qui était là, ce qui avait été là tout du long, pour une grande partie, et que nous n’avions pu considérer. C’est en écrivant au préalable toutes les histoires de notre histoire que nous pouvons écrire l’histoire : une histoire qui ne s’essaie plus à entrer dans le terrain anachronique et incertain de la biographie, mais qui intègre, avec l’histoire sociale, avec l’histoire des images, avec les disciplines dites « auxiliaires » et de fait centrales, toutes les possibilité pour un récit collectif, pour un récit de civilisation. Ce récit ne laisse pas de côté l’individualité de la politique et de chaque être humain, qu’il s’agisse de Néron ou des citoyens de l’Empire. Au contraire : en levant le voile sur l’impossibilité d’une connaissance psychologique, car une telle figure est toujours celle de l’identité exclue, elle permet de penser et de raconter une histoire proche du rêve de Leopold von Ranke, qui espérait écrire « was wirklich gewesen ist », « ce qui est véritablement advenu ». C’est en traversant tous les prismes des récits, dont j’ai essayé de montrer ici quelques pointes extrêmes, que l’on peut commencer à envisager cette perspective. Comme l’a dit Winston Churchill : « It is not the beginning of the end, it is the end of the beginning ». Je vous remercie.